Thierry Groensteen, historien : « Étudier, promouvoir, célébrer la bande dessinée relevait, il y a une quarantaine d’années, d’une forme de militantisme »

Thierry Groensteen © DR

Historien et théoricien de la bande dessinée, Thierry Groensteen fait partie de ces figures notables qui ont permis au médium d’acquérir un surcroît de légitimité auprès de différents publics et institutions en France et en Europe. À quelques jours de l’ouverture du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, il a accepté de répondre à quelques questions portant sur son honorable travail de passeur. Entretien.

Comment avez-vous découvert la bande dessinée ?

Thierry Groensteen : Dans le pays où j’ai grandi, la Belgique, la bande dessinée était très populaire. Les hebdomadaires Tintin et Spirou étaient à leur apogée. Mes parents avaient très vite remarqué que j’étais un lecteur passionné et ils m’offraient l’un ou l’autre album à chaque occasion.

Quels souvenirs conservez-vous de vos premières lectures de bandes dessinées ?

Thierry Groensteen : J’avais le sentiment qu’il m’était offert de plonger dans un monde parallèle qui m’absorbait entièrement, et je trouvais fascinant le fait que des personnages dessinés, qui n’étaient faits que de quelques coups de crayon, puissent dégager un tel sentiment de réalité et me procurer des émotions aussi vives.

Est-ce le contentement éprouvé à l’issue de ces premières lectures qui vous a motivé à promouvoir ultérieurement la bande dessinée dans différents quotidiens généralistes et revues dédiées au médium ?

Thierry Groensteen : Dans un premier temps, il s’agissait moins de promouvoir la bande dessinée que de simplement partager ma passion. Écrire sur la BD était pour moi une façon de prolonger et d’approfondir le plaisir pris à lire. Il se trouve que j’ai fait des études de journalisme et que l’occasion m’a été donnée de donner des comptes rendus de lecture dans un cadre professionnel. Mais j’écrivais aussi sur d’autres sujets ou domaines et je ne me suis pas tout de suite imaginé devenir un spécialiste du « neuvième art ».

À vos activités d’écriture a succédé l’organisation de plusieurs colloques et expositions sur la bande dessinée. Comment ces différents projets sont-ils nés ? Comment ont-ils été organisés ?

Thierry Groensteen : Ils sont nés de mes fonctions institutionnelles. J’ai été recruté en 1988 par les personnes chargées de mettre en place le Centre national de la bande dessinée et de l’image. En 1993, j’y ai pris la direction du musée de la Bande dessinée, c’est-à-dire, en réalité, de l’ensemble des services concernés par la BD : collections permanentes, expositions temporaires, bibliothèque, édition, médiation… Il fallait faire vivre l’établissement tout au long de l’année, pas seulement pendant les quatre jours du festival. D’où la nécessité d’y organiser toutes sortes d’événements.

Ont-ils été bien accueillis par le public ?

Thierry Groensteen : Certains oui, d’autres moins. C’est souvent très difficile à mesurer. Les expositions de bande dessinée étaient encore rares quand j’ai assuré mon premier commissariat (il s’agissait d’une expo consacrée à Winsor McCay). Beaucoup de visiteurs ne comprenaient pas très bien ce que nous leur montrions, ils avaient encore du mal à appréhender la planche originale dans sa spécificité et comme un objet muséal. L’éducation du public s’est faite à mesure que les expositions se multipliaient, tandis que parallèlement ouvraient des galeries spécialisées.

En collaboration avec l’historienne de l’art Danielle Buyssens, vous avez notamment consacré une exposition à Rodolphe Töpffer à l’occasion du cent cinquantenaire de sa mort. Comment cette exposition a-t-elle été mise en place ?

Thierry Groensteen : Un comité avait été mis en place à Genève, sa ville natale, pour organiser la commémoration de cet anniversaire, de multiples manières : rééditions, colloques, expositions, publication d’études, etc. Annie Renonciat et moi-même étions les deux non-Suisses à y participer. L’exposition a été montée grâce aux collections publiques genevoises et a été montrée à Genève, à Angoulême, à Paris et à Hanovre.

Qu’est-ce qui vous plaît personnellement chez Rodolphe Töpffer à qui vous avez consacré plusieurs livres dans lesquels vous rappelez entre autres son apport à l’invention de la bande dessinée ?

Thierry Groensteen : Son importance historique, comme auteur des premiers albums relevant de la fiction dessinée, mais aussi comme premier théoricien du genre, demandait à être affirmée et démontrée, contre les historiens (ou prétendus tels) qui voyaient dans le Yellow Kid de l’Américain Outcault l’acte de naissance officiel de la bande dessinée. Mais, indépendamment de cela, j’ai été et je demeure très sensible à la fraîcheur de l’œuvre de Töpffer, à sa vivacité, son esprit, ce qu’il nommait lui-même sa « bouffonnerie ».

Quid de Tardi ?

Thierry Groensteen : Je ne lui ai jamais consacré d’exposition mais mon premier livre, en 1980, lui était consacré. Il était évident à mes yeux qu’il était l’auteur le plus important de sa génération. Si l’on se souvient qu’il a commencé à publier en 1973, c’était évidemment très tôt pour lui consacrer un essai monographique, qui plus est au format d’un livre d’art, ce qui ne s’était encore jamais vu pour un auteur de BD. Mais en quelques années seulement il avait déjà accumulé un nombre impressionnant d’albums marquants.

Hergé est un classique – sans doute LE classique par excellence de la bande dessinée, en tout cas en Europe. On lit et relit ses albums parce qu’ils continuent de nous émerveiller, de nous divertir, de nous tenir en haleine, de nous dire des choses sur la condition humaine et sur le monde.

Thierry Groensteen

Et Alain Saint-Ogan, le créateur de Zig et Puce, cité par le dessinateur Hergé comme étant une influence ?

Thierry Groensteen : J’ai montré dans un article publié dans la revue 9ème Art que cette influence allait bien au-delà de ce que Hergé avait bien voulu en dire : ses premiers albums contiennent quantité de gags et de situations qui proviennent directement de Zig et Puce. Malheureusement l’œuvre de Saint-Ogan, quel que soit son charme, a vieilli. Elle ne peut être détachée de son époque, tandis que l’œuvre d’Hergé, elle, a une portée bien plus universelle, dans le temps comme dans l’espace, et présente des aspects bien plus modernes.

Vous vous êtes très tôt intéressé à l’œuvre d’Hergé. Quelle en est la raison ?

Thierry Groensteen : Cela n’a rien de très original. Comme beaucoup d’enfants de ma génération, j’ai pour ainsi dire appris à lire dans les aventures de Tintin. Elles m’ont marqué à jamais. Elles ont forgé ma vision du monde, mon amour du récit, mon sens du comique, mes préférences esthétiques.

Comment analysez-vous la pérennité de son œuvre, notamment des albums Tintin dans le monde entier, quatre-vingt-quinze ans après la parution des premières aventures du jeune reporter dans Le Petit Vingtième ?

Thierry Groensteen : Dans le monde entier, non. Tintin est très populaire en Chine, mais demeure assez peu connu aux États-Unis, par exemple. Hergé est un classique – sans doute LE classique par excellence de la bande dessinée, en tout cas en Europe. On lit et relit ses albums parce qu’ils continuent de nous émerveiller, de nous divertir, de nous tenir en haleine, de nous dire des choses sur la condition humaine et sur le monde. Il a créé des personnages inoubliables, au premier rang desquels le capitaine Haddock, une création littéraire de première force.

De quelle façon l’apport d’Hergé à la bande dessinée pourrait-il être rappelé aujourd’hui, malgré les reproches de sexisme, de racisme, d’antisémitisme formulées à l’égard de son œuvre ?

Thierry Groensteen : Je n’ai pas le goût de répondre ici, une fois de plus, à ces reproches. Hergé n’est certes pas irréprochable, il n’est pas au-dessus de tout soupçon, mais il faut faire la part de son éducation, de son milieu, de son époque. Et surtout il faut regarder sa trajectoire, les valeurs qu’il a finalement eu à cœur de défendre. On ne peut alors que reconnaître que son œuvre est celle d’un humaniste.

Étudier, promouvoir, célébrer la bande dessinée relevait, il y a une quarantaine d’années, d’une forme de militantisme. Les enjeux ne sont plus mêmes aujourd’hui.

Thierry Groensteen

Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée, cet art dont vous rappelez à la fois l’ancienneté, la richesse et la complexité dans vos différentes activités auctoriale, éditoriale et curatoriale depuis plusieurs décennies ?

Thierry Groensteen : Je la définis comme un art constitutivement et irréductiblement double, à la fois littérature et art visuel, une manière très naturelle de raconter par l’image, mais qui peut prendre des formes très sophistiquées.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Thierry Groensteen : Comme celui d’un passeur. Mon travail a pris des formes multiples (vous pouvez, par exemple, ajouter l’enseignement et l’animation de revues). Comme auteur, j’ai navigué entre histoire de la BD, théorie et critique. J’ai eu la chance de mener toutes ses activités au cours de la période où la bande dessinée a changé de statut : hier considérée comme une forme de divertissement mineure, réservée aux mineurs, elle est vue à présent comme un art et une littérature à parts entières. Forcément, ce que j’ai fait a participé de ce mouvement, accompagné et sans doute contribué à cette évolution. Étudier, promouvoir, célébrer la bande dessinée relevait, il y a une quarantaine d’années, d’une forme de militantisme. Les enjeux ne sont plus mêmes aujourd’hui.

Quelles bandes dessinées conseillerez-vous à celles et ceux qui ont envie de découvrir le médium ?

Thierry Groensteen : Tout dépend de leurs goûts, de leurs attentes. Je leur dirais surtout de se faire conseiller par un bon libraire.

Quels sont vos derniers plaisirs lectoriels ?

Thierry Groensteen : Petar & Liza, de Miroslav Sekulic Struja, Ecoute, jolie Marcia, de Marcello Quintanilha, Animan, d’Anouk Ricard, Le Dernier Sergent, de Fabrice Neaud, Deep me et Deep it, de Marc-Antoine Mathieu, Nous vivrons, de Joann Sfar, Rébétissa, de David Prudhomme…

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Depuis plusieurs années, nous assistons à un âge d’or de la bande dessinée, qui s’accompagne d’une surproduction éditoriale limitant le temps de présence des œuvres en librairie. Une réaction ?

Thierry Groensteen : Vous avez bien résumé la situation. Laquelle a aussi pour effet un tassement des ventes moyennes et un appauvrissement des auteurs et autrices. La bande dessinée a le vent en poupe et les médias répètent à l’envi qu’elle ne s’est jamais mieux portée. Forcément cela attire de nouveaux acteurs et suscite quantité de vocations, sans compter que les écoles spécialisées se sont multipliées et jettent des dizaines de nouveaux auteurs sur le marché chaque année. Il est probable qu’une forme de régulation spontanée se produira dans les années à venir.

Quelques conseils à celles et ceux qui ont envie de se lancer dans une carrière d’auteur de bande dessinée ?

Thierry Groensteen : Je leur conseillerais de prendre leur temps, de se mettre à l’école des grands auteurs, de se nourrir de voyages, de rencontres, de lectures, d’expériences de toutes sortes, et de suivre leur désir, de ne rien publier qui ne leur corresponde intimement.

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