Marcello Quintanilha, bédéiste sociologue

Marcello Quintanilha © L. de Oliveira

Féru de littérature et de cinéma, le bédéiste Marcello Quintanilha aime convoquer dans ses ouvrages, les codes narratifs et esthétiques de ces deux arts pour décrire convenablement la réalité socio-économique, politique et historique du Brésil. Un pays qu’il aime et dont il ne cesse de dévoiler les charmes et fléaux à chaque publication, notamment dans son dernier album (Écoute Jolie Marcia) récompensé par le Fauve d’or au Festival International de bande dessinée d’Angoulême. Entretien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Marcello Quintanilha : Je fais de la bande dessinée depuis mon enfance. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de dessiner uniquement, mais de raconter des histoires (un parcours de vie ou un fait social) avec le dessin. Ce qui me plaît aussi dans la bande dessinée, c’est la communication. L’intimité de la communication qu’on arrive à établir avec les lecteurs en parlant de sujets importants, d’histoires qui se déroulent autour des relations humaines.

Depuis la parution de votre premier ouvrage, vous ne cessez d’aborder l’histoire du Brésil (esclavage, disparités sociales…) en bandes dessinées. Pourquoi ?

Marcello Quintanilha : C’est très important de parler des sujets que j’ai connus à la première personne, qui concernent des proches. Ce sont des choses qui m’ont constitué en tant qu’être humain. Parler des aspects de formation de la société brésilienne telle que nous la connaissons aujourd’hui me semble très fort et très important. C’est quelque chose qu’il n’y avait plus dans la construction de la bande dessinée au Brésil. On avait arrêté de le faire dans la moitié du XXe siècle pour diverses raisons. Il y avait eu la guerre et quelques changements économiques et politiques ont fait que certaines pans de la culture brésilienne étaient dominées par les savoir-faire nord-américains. Mon but est vraiment d’utiliser le langage de la bande dessinée pour décrire honnêtement la société brésilienne sans jamais porter de jugements sur les personnages. Je veille toujours à les montrer en tant qu’êtres humains avec leurs capacités et incapacités.

Justement, plusieurs de vos livres ont pour décor les favelas que vous dépeignez sans fard en abordant les sujets (pauvreté, prostitution, trafic de stupéfiants, excès de l’armée) qui rythment la vie des habitants.

Marcello Quintanilha : Il y a une grande partie de la société brésilienne qui habite dans les favelas. On ne peut pas dire que ça n’existe pas. Ça existe. En parler nous amène forcément à travailler sur des sujets qui font partie de la vie des habitants parce qu’au Brésil, la société de la favela, elle est juste à côté. Ce n’est pas périphérique, c’est juste à côté. C’est notamment visible à Rio où à côté des bâtiments riches, il y a la favela. C’est une réalité proche de tous les Brésiliens.

Beaucoup d’histoires sont aussi conçues avec l’intention de recréer, comme vous le soulignez, les codes narratifs (la chronique sociale, la manière dont les personnages évoluent dans l’histoire) et esthétiques (la lumière, le geste documentaire) des films néoréalistes italiens.

Marcello Quintanilha

Que ce soit dans Tungstène, Talc de Verre ou Écoute Jolie Marcia, vous aimez convoquer dans vos livres, les codes esthétiques et narratifs des télénovelas brésiliennes, des films néoréalistes et de la Nouvelle Vague. Pourquoi ?

Marcello Quintanilha : Le cinéma social m’a toujours influencé. Convoquer ce type d’influences dans mes livres est très facile parce que j’ai grandi dans un quartier ouvrier. Je peux donc m’identifier de manière très forte aux films néoréalistes, de la Nouvelle Vague ou du Free cinema. Beaucoup d’histoires sont aussi conçues avec l’intention de recréer, comme vous le soulignez, les codes narratifs (la chronique sociale, la manière dont les personnages évoluent dans l’histoire) et esthétiques (la lumière, le geste documentaire) des films néoréalistes italiens. Le film néoréaliste qui m’a le plus marqué, c’est Rome, ville ouverte parce qu’il contient des scènes réelles de l’occupation allemande en Italie que Rossellini a tournées de manière documentaire puis utilisées dans le film qui est une fiction. Ce mélange de fiction et de réalité m’a beaucoup plu. Mon œuvre est aussi influencée par la comédie à l’Italienne et la télénovela. Au Brésil, il y a une grande tradition de la télénovela. C’est quelque chose qui fait partie de notre culture. Il y avait beaucoup de grands écrivains, de grands dramaturges et d’acteurs, qui lorsqu’ils n’avaient pas toujours l’opportunité de travailler dans le marché du cinéma ou du théâtre, venaient exercer dans la télénovela. C’est un genre qui a connu des personnes de grand talent.

Qu’en est-il de la littérature ?

Marcello Quintanilha : Je suis énormément influencé par la littérature brésilienne du XIXe siècle qui possède un langage puissant qui n’existait pas dans la bande dessinée au début des années quatre-vingt. J’aime récupérer la chronique sociale de cette littérature pour la transposer dans mes livres. J’ai aussi la chance de connaître beaucoup de lieux où se passent les histoires. C’est une expérience très riche, car d’une certaine manière, je peux toucher les bâtiments, les murs, marcher dans les lieux décrits dans le roman. C’est comme si je me transportais dans les livres.

Entre 2003 et 2012, vous avez collaboré avec les scénaristes Jorge Zentner et Montecarlo sur une série intitulée Sept Balles pour Oxford. Quelle est la différence entre un album et une série de bandes dessinées ?

Marcello Quintanilha : Mes albums font normalement 120 pages. Quand vous travaillez sur une série avec un espace délimité (46 à 48 pages) comme Sept Balles pour Oxford, vous avez moins d’espaces pour chaque album, mais plus d’espaces pour développer le sujet principal dans tous les albums. Ça, c’est une espèce de compensation.

Outre ces différents albums, vous avez également adapté en bandes dessinées, le célèbre roman (L’Athénée – Chronique d’une nostalgie) de Raul Pompéia. Comment s’est déroulé ce travail ?

Marcello Quintanilha : L’Athénée est l’un de mes romans préférés. Avant de l’adapter en bandes dessinées, je l’avais déjà lu plusieurs fois. J’avais donc une idée très claire de ce que je ferais si l’occasion de l’adapter se présentait. Mon choix, c’était de faire l’adaptation la plus fidèle possible. L’essentiel du roman est dans la bande dessinée. Malgré le peu d’espaces que j’avais, je n’ai rien changé aux scènes ni même au texte. Je voulais qu’il y ait exactement la même syntaxie qu’au XIXe siècle.

Vous portez dans vos livres, une attention particulière à l’architecture des lieux (villes, maisons, bars) dans lesquels évoluent les personnages...

Marcello Quintanilha : Je travaille les lieux comme de vrais personnages. Je crois qu’un mur a sa propre histoire, une maison a sa raison d’exister. J’utilise beaucoup de documentation pour dessiner, y compris des photos pour être au plus près de la réalité historique.

Certains de vos albums sont-ils peints ?

Marcello Quintanilha : Je ne suis pas beaucoup influencé par la peinture comme c’est le cas pour le journalisme et le photojournalisme, mais quand j’utilise de la gouache pour travailler, notamment sur certains albums, on peut dire que la technique d’application de la couleur ressemble beaucoup à celle de la peinture. C’est un dessin très réaliste, très travaillé avec beaucoup d’ombres et de lumières. Pour Écoute Jolie Marcia, on pourrait même dire que oui parce que j’ai fait le dessin avec les couleurs. C’est un peu une manière de peindre.

Justement, dans Écoute Jolie Marcia, vous refusez la couleur naturelle au profit d’une palette de couleurs vives et symboliques. Pourquoi ?

Marcello Quintanilha : Il y a beaucoup de raisons. Je crois que chaque histoire détermine la manière dont elle doit être racontée. Avec Écoute Jolie Marcia, ce n’était pas possible de travailler sur un dessin réaliste. Je l’ai compris dès le départ. J’avais envie de travailler sur une métaphore : la déconnexion de la réalité. C’est pourquoi aucune couleur ne correspond à quelque chose de réel. C’était pour réfléchir sur le monde d’aujourd’hui, où il y a des antivaccins, des gens qui ont voté pour Bolsonaro, pour Trump, n’ont aucun un sens critique pour savoir quelle information est bonne ou non, utile ou non. J’ai travaillé toutes les couleurs numériquement pour ce livre. C’était la première fois que je procédais ainsi. Pour L’Athénée et Les Lumières de Niterói, j’ai travaillé sur du papier puis utilisé de la couleur numérique. Pour les autres, tout a été fait traditionnellement sur papier avec de la mine et de la gouache. Pour Écoute Jolie Marcia, j’ai travaillé avec une palette de couleurs très réduite, il y a n’y a que 28 couleurs pour tout l’album.

Quel est l’accueil réservé à vos livres ?

Marcello Quintanilha : Ils sont accueillis de manière très forte au Brésil. À chaque fois, il y a davantage de personnes qui sont intéressées par mes albums, notamment les jeunes. Ça, c’est magnifique. C’était beaucoup plus difficile au début, car dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, il n’y avait pas dans la bande dessinée brésilienne, la représentation de la société que j’ai faite dans mes livres. C’était difficile pour les maisons d’édition d’accepter mon travail. L’accueil est aussi incroyable en France. Les histoires que j’écris sont très attachées à la culture et à la vie au Brésil. Arriver à parler à des gens, captiver leur attention sur des sujets qu’ils ne maîtrisent pas, des histoires dont ils ne savent pas les rouages est quelque chose d’incroyable, d’étonnant et de fascinant. C’est d’autant plus fort parce que je n’utilise pas tout ce qui détermine le succès des bandes dessinées sur le marché. Mes histoires sont très attachées à tout ce que j’ai connu à la première personne, à tout ce qui m’a formé comme être humain et comme Brésilien. Que ce travail puisse arriver en France et captiver des gens qui n’ont pas une bonne connaissance de la culture brésilienne est pour moi très fort.

Quels sont vos auteurs préférés ?

Marcello Quintanilha : Ils sont trop nombreux !Il y a François Boucq, Edgar P. Jacobs, Jean-Louis Floch, Flavio Colin, Jean-Claude Mézières, Jijé, etc. Chacun de ces auteurs m’a influencé de manière très forte, donné un point de vue déterminant dans l’interprétation de la bande dessinée, la manière de travailler l’action, de penser l’espace.

La bande dessinée n’est d’ailleurs pas forcément le métissage du dessin et du texte… C’est quelque chose qui nécessite une maîtrise des codes du graphisme pour capter l’attention du lecteur. 

Marcello Quintanilha

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Marcello Quintanilha : Non, je crois qu’il n’y a aucun lien. La bande dessinée peut avoir la même stature que la littérature ou d’autres formes d’art, mais c’est un code complètement différent. La bande dessinée n’est d’ailleurs pas forcément le métissage du dessin et du texte parce qu’il n’y a pas besoin de textes pour faire une bande dessinée, ce n’est pas obligatoire. C’est quelque chose qui nécessite une maîtrise des codes du graphisme pour capter l’attention du lecteur. Il n’y a pas besoin de faire un dessin anatomique ou réaliste, on peut faire de la bande dessinée avec des strates. C’est une codification graphique sur laquelle on travaille une forme d’histoire. C’est complètement différent de la littérature.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Marcello Quintanilha : C’est impossible pour moi de le qualifier. Je n’ai jamais pensé à une classification.

Et votre dessin ?

Marcello Quintanilha : Celui-ci est aussi très difficile à qualifier. Il peut très réaliste tout comme très impressionniste. Tout dépend de l’histoire.

Des projets en perspective ?

Marcello Quintanilha : Je travaille en ce moment sur They Shot The Piano Player, un dessin animé documentaire qui raconte l’histoire de Francisco Tenório Júnior, musicien brésilien assassiné durant la dictature argentine. Le film est réalisé par Fernando Trueba et Javier Mariscal. Il sortira cette année.

 

Fasséry Kamissoko

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