Formidable épopée poétique et linguistique, Gestuaire est aussi un recueil d’histoires dans lequel se croisent, se côtoient différentes voix venues d’outre-tombe pour raconter leurs meurtrissures durant l’esclavage et la colonisation. Deux événements historiques qui hantent le livre de Sylvie Kandé, comme ces voix meurtries dont elle devient nonobstant la porte-parole. Entretien avec Sylvie Kandé.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Sylvie Kandé : Après avoir fréquenté l’école publique à Bagneux dans la banlieue parisienne, j’ai été admise au lycée Marie Curie de Sceaux, puis en classes préparatoires à l’ENS au Lycée Louis-le-Grand, section lettres classiques. J’ai écrit une thèse en histoire de l’Afrique sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch, alors professeure à Paris VII. Grâce à ma double formation, j’ai enseigné quelques années en France, mais surtout aux États-Unis, soit en littérature francophone à l’Université de New York, soit en études africaines à l’Université d’État de New York. J’ai commencé à écrire à New York tout en étant publiée en France ; les traductions de mon travail en allemand et en anglais m’ont permis d’élargir mon lectorat.
Voilà pour les faits. Derrière eux se cachent la volonté tenace de mes parents de m’assurer la meilleure éducation possible, leur goût pour les livres et les journaux, leur ouverture aux langues et aux voyages. Les enseignants ont joué un rôle important dans ce parcours d’excellence et dans mes choix de vie : ceux du primaire avaient à cœur de m’éviter le cycle court du CES ; ceux de Louis-le-Grand semblaient remarquablement indifférents à l’inquiétante combinaison du Même et de l’Autre que bien d’autres croyaient détecter en moi dans la période d’effondrement de l’empire colonial où j’ai grandi. Et lorsque j’ai consulté Catherine Coquery-Vidrovitch sur la possibilité d’entreprendre un doctorat en histoire auquel mon parcours littéraire et mon désir de comprendre ma place en France postcoloniale et dans les indépendances africaines auraient pu faire obstacle, elle m’a dit de me jeter à l’eau sans autrement hésiter.
Publiée chez des grands éditeurs auxquels je suis reconnaissante de leur intérêt pour mon travail, je me suis fait un nom en littérature tout en prenant soin de ma famille et en enseignant. Je peux donc aimer et travailler, mais aussi éprouver, sans tenter de l’étancher, cette soif insatiable de l’infini : Lautréamont corrige ici Freud.

Pourquoi écrivez-vous ?
Sylvie Kandé : Mon travail poétique n’a aucune ambition utilitaire. Il me semble que j’écris quand ça me prend, l’emphase étant sur le ça, cette énergie intérieure et paradoxalement venue d’outre-moi qui me fait don d’analogies, de métaphores, de bribes de vers, de toute une matière à travailler. Ce ça serait peut-être à rapprocher du chi, concept ibo d’une telle complexité que Chinua Achebe a renoncé, dans son roman Tout s’effondre, à le traduire. Gardien et destin, moteur des échecs et des succès individuels, le chi est à entendre de manière séculaire comme une projection extérieure du moi, ou au contraire comme le divin qui réside en chacun de nous. Cette dernière acception recoupe ce que Quincy Jones enseignait à ses musiciens : « Il s’agit de faire de la place à Dieu pour qu’il traverse le studio ».
J’ai commencé à écrire parce que, tout en admirant le canon et ce qui s’en distinguait (la Négritude par exemple), je ne trouvais pas de voix qui corresponde à mon expérience « métisse » en France métropolitaine postcoloniale, mis à part le roman de Marie NDiaye intitulé En famille – encore concerne-t-il la province. J’ai donc écrit Lagon, lagunes. Tableau de mémoire avec le matériel subjectif, émotionnel, charnel qui me paraissait alors constitutif de ma « condition métisse » mais restait inadmissible dans le cadre du colloque international que j’avais organisé en 1998 à l’Université de New York sur ce même sujet auquel il importait de donner une reconnaissance académique.
Mes lectures d’Édouard Glissant m’ont cependant convaincue de renoncer au concept de métissage puisqu’il repose sur une définition linéaire de l’identité, à savoir qu’il existerait à l’origine des entités claires et distinctes, les races, qui iraient par la suite en se mélangeant. Tout est évidemment beaucoup plus complexe que cela : ce que Glissant a appelé le Tout-Monde, c’est-à-dire les conséquences imprévisibles de la rencontre infiniment recommencée des peuples, a toujours déjà été là, bien qu’il tienne aussi de l’utopie. Et lorsqu’au tournant du millénaire l’éloge du métissage s’est généralisé, j’y ai vu pour ma part une manière de découpler sans grande subtilité cette question de celle de l’immigration. Ce changement de paradigme, en esthétisant les « métis », faisait en contrepartie, de l’immigré, cette figure du dénuement créatif, un intrus avide et dangereux. J’ai donc écrit La quête infinie de l’autre rive sous la forme d’une épopée en trois chants qui célèbre les migrants en tant que nouveaux héros de notre humanité.
Cependant, j’écris aussi pour donner sens à ma vie dans les circonstances qui sont les miennes. Dans un poème consacré à Villon et aux autres poètes qui risquent tout pour « désign(er) chaque chose par son nom », Pentti Holappa rappelle « qu’on ne vit pas en vain quand on laisse derrière soi/une tache sur une feuille, ou un nom dans l’histoire ». C’est d’ailleurs pourquoi je travaille lentement, plus préoccupée de pérennité que de débit. En somme, j’écris parce qu’il serait à la fois impossible et trop facile de ne pas le faire.
Comment écrivez-vous ?
Sylvie Kandé : Le paradoxe, c’est que j’écris tout le temps et publie relativement peu. Sans cesse hantée par un texte en cours, un poème à poursuivre, je dois dans le même temps faire face à de multiples responsabilités, familiales et professionnelles notamment, sans l’aide de bourses, de résidences ou de sabbatiques. J’ai une chambre à moi, immense privilège, mais rarement de parenthèse de temps qui me permette de boucler mes projets sans autre sollicitation. Je travaille donc, passionnément, dans les plis du quotidien.
J’écris sur un ordinateur grand écran avec comme fond d’écran un plan d’eau dormante du Jardin Botanique du Bronx. Sur cette photo que j’ai prise, on voit des nénuphars argentés, leurs fleurs mauves, l’eau noire qui reflète le ciel et des grilles : riche en métaphores, cette image me trouble et m’apaise tour à tour. Travailler sur ordinateur me permet de modifier aisément vers et phrases. Car souvent je me tourmente sur la meilleure place d’un adjectif, la portée d’un enjambement, les temps verbaux requis pour un effet particulier. Avec un ordinateur, ces choix sont faits sans arrière-pensée, sachant que je pourrais toujours les remettre en cause et immédiatement éprouver la qualité du nouveau phrasé à l’intérieur du texte en cours. La génétique textuelle et la graphologie y perdent bien sûr, d’où ma décision de conserver quelques-uns de mes brouillons pour de futurs chercheurs.
Je n’ai pas de rituel mais je suis en proie à une obsession constante de la perte.
Chaque fois que j’ajoute à un texte en cours, je m’envoie par email la nouvelle version. Imprimées dès que possible, ces pages sont corrigées à la main puis je continue d’écrire, tout en entrant les corrections à faire. J’imprime de nouveau, je relis et ainsi de suite jusqu’à ce que j’estime le texte parachevé. La dernière épreuve, c’est celle du “gueuloir” de Flaubert ! Je lis l’ensemble du texte à haute voix et l’enregistre. Tout ce qui ne résiste pas à cette épreuve de l’oralité est remplacé, éliminé, reconçu.
Par contre, quand je prends des notes à la main pour un projet d’écriture ou qu’une idée me vient loin des écrans, je préfère utiliser le stylo-plume offert par mon frère et une Moleskine rouge dont le papier est d’une douceur incomparable. Il m’est arrivé d’écrire sur les murs de mon appartement pour ne pas perdre une idée ou une formule. Je pourrais aussi bien utiliser mon téléphone mais écrire sur un mur est double assurance contre la perte.
Préoccupée de gestuelle, le thème qui parcourt Gestuaire, j’ai longtemps travaillé sur les gestes et postures du hip-hop qui empruntent aux arts martiaux, mais aussi aux poèmes auto-panégyriques ouest-africains.
Sylvie Kandé
Vos textes sont toujours parsemés de références à maints auteurs et autrices. Procédez-vous à de la documentation avant d’entamer l’écriture d’un ouvrage ?
Sylvie Kandé : Pour moi, tout est occasion de recherches et je ratisse toujours très large. Lorsque le Louvre m’a invitée à écrire un poème sur tout aspect de l’institution ou de ses collections qui me convienne (terrible liberté !), j’ai passé deux jours à en revisiter les galeries et les jardins. Particulièrement émue par le vestige le plus ancien de cet ensemble évolutif qu’est le Louvre, j’ai rassemblé une abondante documentation faite de photos, de plans et d’essais, comme ceux de Jean-Pierre Babelon et de Sarah-Grace Heller, sur le Louvre médiéval et la reine de France, Ingeburge, empêchée d’y entrer par son époux, Philippe Auguste qui l’avait pourtant fait bâtir. Ensuite j’ai tout mis de côté : le poème, dont la rédaction m’a demandé deux semaines environ, fait maintenant partie de l’anthologie Poésie du Louvre publiée chez Seghers et At the Louvre : Poems by 100 Contemporary World Poets publiée par The New York Review of Books.
Avant d’écrire La quête infinie de l’autre rive. Épopée en trois chants, j’ai fait de minutieuses recherches pour tenter de me représenter Aboubacar II, ce prédécesseur apocryphe de Mansa Moussa, fameux empereur du Mali médiéval représenté sur l’Atlas catalan de 1375. Je voulais comprendre comment les pirogues qu’il lança, dit-on, sur l’océan Atlantique avaient pu être construites, qui avait été embarqué dans cette aventure sans pareille, où étaient les femmes, que sais-je encore ? Pour le troisième chant qui concerne les traversées maritimes contemporaines des migrants africains, j’ai lu des récits de parcours migratoires, des rapports et analyses émanant d’institutions comme l’INSEE, de revues comme Hommes & migrations, de journaux ; certains films et documentaires m’ont été d’une grande utilité. D’ailleurs, cette recherche se poursuit : j’ai beaucoup apprécié la pièce de Marco Martinelli, Bruits d’eaux : la plage de Dora qui fait le hideux décompte des vies perdues en mer et le film de Matteo Garrone, Moi capitaine qui célèbre, comme je l’ai fait, l’héroïsme de celles et ceux qui migrent alors que le mouvement des “subalternes” est globalement criminalisé.
Évidemment, il faut ensuite que je laisse mon imagination décoller du savoir historien, substituer à l’archive et au document le prodige d’une autre manière de connaissance, la poésie. En perdant, je gagne. Je reconnais que les recherches entreprises n’aboutissent pas toutes, au moins sur l’instant. Préoccupée de gestuelle, le thème qui parcourt Gestuaire, j’ai longtemps travaillé sur les gestes et postures du hip-hop qui empruntent aux arts martiaux, mais aussi aux poèmes auto-panégyriques ouest-africains. Je n’ai écrit aucun poème sur ce thème jusqu’à présent mais sans doute cette matière est-elle en attente de sa forme à venir.
La découverte de cette bibliothèque massive et diverse qu’est l’oralité africaine a aussi poussé la critique à repenser les genres littéraires et, de proche en proche, la définition même de littérature, restée jusqu’alors captive de son étymologie latine, littera…
Sylvie Kandé
Quelle est votre définition personnelle de la littérature ?
Sylvie Kandé : La littérature ? Pour moi, l’image qui surgit immédiatement est celle de la bibliothèque, une bibliothèque aussi tourmentée que celle de l’abbaye bénédictine du Nom de la rose d’Umberto Eco ; aussi ordonnée que celle de l’auteur lui-même ; aussi confortable que la bibliothèque Sainte-Geneviève ; aussi accessible que celle du Centre Pompidou, ouverte même le dimanche ; aussi vaste et élusive enfin, que le web. De fait, je conçois l’oralité comme une immense bibliothèque virtuelle emplie de textes non-écrits, même si quelques-uns d’entre eux sont en partie retranscrits, comme c’est le cas de l’épopée de Soundjata Keita, fondateur de l’empire du Mali, qui a inspiré Djibril Tamsir Niane, Camara Laye, Massa Makan Diabaté et tant d’autres.
L’oralité est-elle de la littérature ?
Sylvie Kandé : Reconnue officiellement au moment des indépendances, l’oralité s’est avérée être un précieux outil de reconstruction pour l’histoire de l’Afrique et sa légitimité s’est peu à peu aussi imposée en Occident. (Il me revient qu’il y a une dizaine d’années, j’avais été chargée par la New York Public Library de faire des entretiens d’histoire orale sur la gentrification de mon quartier, Harlem). La découverte de cette bibliothèque massive et diverse qu’est l’oralité africaine a aussi poussé la critique à repenser les genres littéraires et, de proche en proche, la définition même de littérature, restée jusqu’alors captive de son étymologie latine, littera. Les IziBongo zulu, les Oriki yoruba ou encore les chants de chasseurs bamana (probablement à l’origine de la dite Charte du Mandé) appartiennent en effet à des catégories sans équivalent en littérature occidentale. Quant aux débats qui ont eu lieu à partir des années 60 sur les complexités de l’oralité africaine, Paul Zumthor leur est probablement redevable pour certaines de ses thèses sur la parole vive dans l’Europe du Moyen Âge. Sans doute ont-ils aussi servi de correctif à sa définition de la « vraie » littérature comme effort de l’écrit pour se dégager de sa gangue orale. Car écrit et oral ont belle bien partie liée dans le texte. On le sait depuis Homère.
Certes, la littérature n’existe à mon sens que par la lecture, c’est-à-dire un mélange de suspension consentie de l’incrédulité, d’appréciation des procédés narratifs mis en œuvre et d’augmentation de soi par une expérience esthétique. Mais elle est aussi pour celles et ceux qui écrivent foi dans le fugace pouvoir des mots, angoisse devant leur déchaînement, intuition que le salut est toujours au-delà de la frontière.
Il me semble que la poésie est de tous les genres littéraires celui qui exige le plus des mots. Elle nous rappelle que leur sens est lié à leur pulpe et à leur sonorité, aux usages auxquels ils se plient ou contre lesquels ils s’arc-boutent, aux blancs sur la page qui les contourent ou leur disputent l’espace. Je définirais la poésie comme une pratique émancipatrice orale ou écrite, doublée d’une attitude au monde, qui, ensemble, défient la grammaire. Par grammaire, j’entends un système de règles qui structure le langage et gouverne l’expression du sens et des sens. Comme Foucault l’a montré, le discours dominant, auquel s’articulent pouvoir et connaissance, est constitué par des méthodes d’inclusion/exclusion : il impose une grammaire (i.e. ce qui peut et ne peut pas se dire, ce qui se fait ou ne se fait pas) à respecter sous peine d’exclusion du sujet « déparlant ». Cette grammaire existe dans une relation antagonique avec d’autres formes d’expression comme la poésie qui, notamment depuis la fin du 19e siècle, tend à rejeter toute police du langage, de la pensée et de l’émotion.
La poésie a donc un fardeau éthique à porter, qui est de se distancer de la vérité imposée par les conventions dominantes. Ce faisant, elle acquiert le singulier « pouvoir d’ouvrir au cœur de ce qui est la perspective infinie de ce qui n’est pas ». Cette formule d’Annie Le Brun, dans Surréalisme et subversion poétique est la meilleure réponse à l’obsédante question d’Hölderlin : « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »
Vous avez publié plusieurs ouvrages, dont Gestuaire, un recueil de poèmes hanté par de nombreuses figures aliénées par les mots, les chaînes et des lois injustes. Quelle est la genèse de ce livre ?

Sylvie Kandé : Au fond, j’aime bien ce terme de genèse à cause de sa polysémie. Plein de la certitude audacieuse qu’il y a un point d’origine et qu’au chaos ténébreux succède la lumière, il a une immanquable connotation biblique. Dans son acception scientifique (on pense à la génétique), il renvoie au foisonnement de l’origine qui ne s’accommode pas de représentation linéaire, verticale ou binaire.
Mes projets d’écriture se situent au croisement de ces deux définitions, comme en atteste l’intention poétique dont Gestuaire résulte.
Si les langues m’intéressent, je suis tout particulièrement fascinée par l’étymologie, les niveaux de langue et le langage, c’est-à-dire le choix de mots, de tournures et de syntaxe dans une quête individuelle d’un sens à donner à ce qui nous entoure et à notre propre agentivité. Il m’est apparu que les gestes qui doublent, contredisent ou dissimulent la parole constituent un langage en soi, lequel n’a pas encore été étudié en détails. Or, le souvenir de gestes liés à de très fortes émotions me travaillait : trouver le lexique et le ton adéquats pour les rendre s’est brusquement imposé à moi.
Ce projet méta-poétique (i.e. trouver un langage pour le langage des gestes), entrepris sans modèle littéraire, aurait pu demeurer dans le flou et les ténèbres, mais peu à peu des liens, des oppositions, des sous-thèmes m’ont permis de faire la lumière sur mes propres fins. C’était par exemple le jeu de toilage entre le geste imaginé du peintre et ceux de ses modèles ou encore la mise en scène de l’interrogation du mort, rituel bien connu des pays de forêts de la Sénégambie, dans Morts en guerre II, mais aussi Âmes en cavale, deux poèmes présents dans Gestuaire. Pour autant, Gestuaire n’est pas qu’un florilège car ma poésie tend à se porter là où on ne fait pas de quartier. J’y évoque ainsi d’indicibles violences historiques, intimes, institutionnelles.
Dans Gestuaire, ces violences sont souvent relatées par celles et ceux qui y ont été confrontés dans une langue sans ponctuation. Quelle est la raison de ces choix ?
Sylvie Kandé : Ces histoires de gestes ne sont pas toutes les miennes, même si certaines le sont. La littérature est justement ce lieu où les multiplicités du moi peuvent s’exprimer, où le « je » éclate en une myriade d’avatars et les « je » d’autrui se révèlent. Par exemple, dans les poèmes Génocide et Coup de chapeau, une importance égale est en apparence accordée aux deux propos, celui des vainqueurs et celui de ceux qui subissent une violence physique ou discursive. Mais l’instance narratrice vient, d’un trait, démonter la logique du plus fort : dans le premier de ces poèmes, la déshumanisation opère par opposition manichéenne des pronoms (nous/eux) et d’absurdes catégories (gestes/mouvements) ; et dans le second, règne la nostalgie postcoloniale, définie par Paul Gilroy comme cette difficulté pour individus et institutions de faire le deuil de l’empire.
Dans un excellent passage de Lectures en Amérique, Gertrude Stein dénonce le scandale de la ponctuation par ceci : « Et ça fait quoi une virgule, une virgule ne fait rien d’autre que de simplifier quelque chose qui si elle vous plaît est déjà suffisamment simple sans virgule ». Au fil du temps, mon usage de la ponctuation s’est réduit puisque vers, strophes et rimes ont une respiration propre qui la rend presque redondante. Dans mes poèmes, si le début d’une phrase est marqué par des majuscules, parfois placées à l’intérieur des vers, les points d’interrogation sont remplacés par des points de suspension en raison de la similarité auditive entre question et propos suspendu. Ici et là, je crée des rimes mais elles sont, le plus souvent, enfouies dans le vers ou s’effacent devant allitérations et assonances. En procédant de la sorte, je préserve la liberté du vers par rapport au carcan de la forme, ainsi que la faculté pour les lecteurs d’interpréter le poème de plusieurs manières.
Sans les poètes de la Négritude qui ont nourri mon sens de la langue et de l’engagement, m’aidant à traverser une période qui ne raisonnait pas encore en termes d’entre-deux ou d’intersectionnalité, et sans les penseurs critiques de ce mouvement, Gestuaire n’existerait sans doute pas.
Sylvie Kandé
Comment avez-vous construit ce recueil de poésie qui rend hommage à la fois aux opprimés du monde et aux ténors de la Négritude ?
Sylvie Kandé : N’oublions pas que les ténors de la Négritude ont mis leur écriture au service de la lutte contre l’oppression politique, culturelle, épistémologique subie par les Africains et les Afrodescendants. Cette oppression était due, comme ils l’ont montré, à l’histoire longue de l’esclavage et de la colonisation, à l’occultation de ces crimes contre l’humanité, ainsi qu’à la persistance des catégories de la grammaire impériale dans le discours dominant, d’où le pouvoir subversif du mot négritude lui-même. Mais prendre fait et cause pour « les subalternes » exigeait des sacrifices, en particulier en matière de capital social. C’est ce que Senghor évoque dans le poème liminaire d’Hosties noires où le narrateur prie son noble ancêtre de lui pardonner de s’être fait le griot des tirailleurs sénégalais, d’avoir « lancé sa lance pour les seize sons du Sorong ». C’est, poursuit-il, qu’une nouvelle définition de la noblesse, sans référent militaire ou princier, s’impose, car il s’agit désormais « non d’être la tête du peuple, mais bien sa bouche et sa trompette ».
Sans les poètes de la Négritude qui ont nourri mon sens de la langue et de l’engagement, m’aidant à traverser une période qui ne raisonnait pas encore en termes d’entre-deux ou d’intersectionnalité, et sans les penseurs critiques de ce mouvement, Gestuaire n’existerait sans doute pas. Consciente des périls de l’universalisme classique comme de ceux de l’entre-soi, j’ai adopté, contre la doxa, une posture néo-humaniste. Nihil humani a me alienum puto donc, mais dans l’éloge du Divers : les ténors en poésie et les naufragés se croisent dans ma poésie.
Une question demeure : ai-je bien le droit de me faire « bouche des malheurs qui n’ont point de bouche ? » Pourtant lorsque j’écris, le sentiment que j’éprouve de parenté avec ceux que ces malheurs flagellent me porte à croire qu’il n’y a pas, dans ma démarche poétique, une once de cette mauvaise foi que Sartre a détectée chez ceux qui refusent de prendre conscience de leur conscience d’autrui.
Vous avez en commun avec de nombreuses figures de la Négritude la croyance à une nature vivante, souvent mobilisée dans Gestuaire. Pourquoi ?
Sylvie Kandé : Abiola Irele, dans son introduction à l’édition annotée du Cahier d’un retour au pays natal considère que la poésie de Césaire s’est nourrie de celle du mouvement symboliste et de ses précurseurs, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, Verlaine. Tous ont en commun des thèmes (les correspondances et synesthésies, le rêve), des formes (le vers libre et musical), des parti-pris (l’hermétisme, la subversion), mais Césaire a ajouté à ce substrat le puissant ferment de son engagement pour la réhabilitation des valeurs « nègres », de celles et ceux qui les incarnent et pour une humanité plus parfaite.
Ces éléments se retrouvent dans ma poésie que je qualifie parfois de post-symboliste, pour marquer mon rejet de l’icône du poète-prophète doué d’une vision surplombante. La nature que j’évoque est historicisée : dans La quête infinie de l’autre rive, l’océan porte la trace des voyages qui s’y sont entrecroisés ; son genre et sa forme sont fluides : il se fait mer, matrice, ogresse, tonneau sans fond. Dans Gestuaire, les pierres sont vives, elles remontent des fondrières pour « respirer l’air du temps » et les arbres sont en nage à force de danser. Tous les poèmes y tournent autour d’analogies et de symboles : la généalogie est associée à l’image du puits, l’aïeule à la montagne ; et les morts, qui ne sont jamais partis, nous réclament des attentions, comme dans Souffles, le poème symboliste de Birago Diop qui écrit : « Ils sont dans les Herbes qui pleurent. Ils sont dans le Rocher qui geint ».
La phrase d’Artaud que j’ai citée, « La vie, toute la vie, est un coup monté », résume son angoisse devant la capacité du discours et des conventions langagières à dicter à un individu son destin, le condamnant ainsi à jouer un rôle attendu.
Sylvie Kandé
Outre les ténors de la Négritude, il y a dans Gestuaire plusieurs noms fameux de la littérature comme Antonin Artaud et Michel Leiris à qui vous rendez hommage. Qu’est-ce que vous aimez chez ces auteurs ?
Sylvie Kandé : Les citations en exergue de La quête infinie de l’autre rive ou de Gestuaire, celles qui en coiffent les poèmes sont autant d’entrées dans ma bibliothèque personnelle ; d’autres s’enchevêtrent à mon texte, comme dans Lagon, lagunes. Tableau de mémoire, selon la technique du semi-centon ou de la found poetry. Ceci dans le but d’indiquer comment un texte naît, reprend souffle, s’augmente ou relit le canon sur le mode de l’amplification, de la révérence ou de la parodie. Par exemple, d’une citation, j’ai comparé Toussaint Louverture, captif au Fort-de-Joux, au poète-albatros de Baudelaire tourmenté par les marins. J’ai encore relu un vers de Villon « Mais où sont les neiges d’antan ? » au prisme de cette mélancolie postcoloniale qui m’a longtemps privée du droit à la banalité ou à la reconnaissance. La stratégie que j’ai utilisée ici rappelle celle de Rachid Taha qui, en interprétant la chanson de Charles Trenet, « Douce France, cher pays de mon enfance », l’a subtilement reconnotée.
Antonin Artaud et Michel Leiris se sont rencontrés dans le cercle des amis de Max Jacob. Tous deux, en passionnés des rites de possession et de sacrifice, ont regardé vers l’ailleurs et au fond de leur propre intériorité. Une telle recherche importe à la poésie : si elle est « fête de l’intellect » pour un Paul Valéry, d’autres, au nombre desquels je me compte, y voient plutôt, y voient aussi, un moment où le sacré entre par effraction dans le quotidien, la parole claire, au sens retenu par Marcel Griaule, dans le langage superficiel ; elle est occurrence extra-ordinaire qui exige initiation et cérémonie.
La phrase d’Artaud que j’ai citée, « La vie, toute la vie, est un coup monté », résume son angoisse devant la capacité du discours et des conventions langagières à dicter à un individu son destin, le condamnant ainsi à jouer un rôle attendu. Coup de chapeau est, pour ainsi dire, une pièce de théâtre minimaliste où les rôles sont distribués en fonction de l’histoire coloniale révolue : la Loi s’abat sur l’Autre qui lui rappelle l’indigène d’antan. Paradoxalement, matraque, le nom de l’instrument de répression du contre-discours et de l’altérité, vient de l’arabe. Exemple parmi tant d’autres de l’enchevêtrement de la langue du centre et de celles de son ex-empire. Quant à Leiris, le titre du recueil Glossaire, j’y serre mes gloses, écrit en 1939 sous l’influence du surréalisme, m’a permis de penser Gestuaire comme un coffre où je serrerais, l’une après l’autre, de précieuses histoires de gestes.


Artaud et Leiris sont deux figures majeures du surréalisme. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce mouvement qui semble avoir eu un rôle marquant dans votre parcours ?
Sylvie Kandé : Le surréalisme est une nébuleuse qui a puissamment (ou parfois obliquement) agi sur toute la pensée et la poésie du 20ème siècle et s’est étendue bien au-delà des frontières françaises. Ce que j’aime tout particulièrement, c’est la faculté de ce mouvement de créer des effets de résonance entre l’ancien (Rimbaud, Dada), le moderne (la machine à coudre comme symbole, le cinéma comme moyen), l’ésotérique (la pierre philosophale) et la recherche scientifique (celle de Freud sur l’inconscient).
L’engagement d’André Breton et de ses amis dans les questions politiques du temps (les deux guerres mondiales, l’empire colonial, par exemple) ont produit des pages magnifiques et de beaux gestes. Pour ma part, je vois dans le tract intitulé “Ne visitez pas l’exposition coloniale”, rédigé contre le préfet Chiappe, l’exposition coloniale de 1931 et le colonialisme en général, l’une des plus belles pages de la pensée radicale contemporaine. L’exposition visait en effet à convaincre le public métropolitain de l’intérêt de colonies lointaines et, croyait-on, coûteuses ; elle s’est constituée en réservoir inépuisable de stéréotypes exotiques, orientalistes, sur le monde non-occidental (Pascal Blanchard l’a utilement montré), tout en entretenant un rapport ambigü avec le Jazz Age.
Le pouvoir subversif du recadrage intellectuel et esthétique opéré par le surréalisme a rencontré l’hostilité des fascismes : Félix Nussbaum et sa famille sont morts à Auschwitz ; Breton, Chagall, Léger, Masson et tant d’autres ont dû s’exiler à New York ; Aimé et Suzanne Césaire ont lancé en Martinique la revue Tropiques avec d’autres qui, comme eux, ont pris le risque de dire “non à l’ombre”.
Il me semble alors que la splendide exposition du Centre Pompidou “Surréalisme. Le Surréalisme d’abord et toujours” n’a pas donné à Césaire la place qu’il mérite : si je ne m’abuse, seules quelques lignes le concernant ont été apposées à une toile de Wilfredo Lam dans la section “Forêts”. Or on sait l’importance de la rencontre, autour d’un exemplaire de la revue Tropiques, entre Breton, René Ménil et Césaire dans la Martinique de 1941 : elle mène Breton à écrire plusieurs textes dont “Un grand poète noir” qui servira de préface au Cahier d’un retour au pays natal.
De la même façon, je me suis étonnée de ne pas y voir mentionné le travail poétique et critique d’Annie Le Brun, la “dernière surréaliste”. Peut-être cette spécialiste de Sade récemment disparue a-t-elle été l’objet d’un texte dans la section “Les larmes d’Éros”. Compagne d’un des signataires du dernier manifeste de Breton, Radovan Išvić, elle s’est aussi portée, avec Pour Aimé Césaire et Statue Cou Coupé, à la défense du poète qu’Éloge de la Créolité ciblait. (Elle avait d’ailleurs lu l’article que j’avais publié sur la question dans le Notre Librairie de juillet-septembre 1996).
Mea culpa bien sûr si j’ai lâché le fil d’Ariane dans le labyrinthe du Minotaure qu’imite, de façon fort réussie, le lieu de cette exposition !
Celle-ci se clôt sur Xpace and the Ego, une superbe fresque de Roberto Matta, qui me rappelle l’amitié de Glissant avec ce peintre chilien et leur réflexion commune sur les notions d’espace, sur la puissance du tellurique et son rapport compliqué au cosmique, sur la capacité de la toile/page à rendre le “chaos-monde”.

Quels autres auteurs et autrices aimez-vous ? Vous ont-ils permis de vous construire intellectuellement et humainement ?
Sylvie Kandé : Aucune lecture n’est anodine et le temps passé à lire est sans efficacité directe : autant de raisons pour bien choisir ce qu’on lit. Les textes qui me marquent sont ceux où l’intention, l’imaginé et la langue s’interpellent, troublant mes attentes. Ainsi l’Hadrien de Marguerite Yourcenar qui crève la page et le temps, tout en restant insondable : il nous dévoile les multiples facettes de notre humanité, si égale à elle-même dans sa cruauté, son héroïsme et ses désirs ; et si marquée par l’histoire, celle de l’imparfait perfectionnement de l’idée de démocratie, par exemple.
L’un des plus beaux textes qu’il m’ait été donné de lire, c’est La barque ouverte de Glissant où, en quelques pages de parfaite congruence formelle entre essai et poème, Glissant décrit les trois vécus du gouffre pour les Africains déportés : arrachement à la terre d’avant, puis confinement dans la cale en surplomb de l’abîme marin, et enfin oubli des gouffres pour gagner une nouvelle terre où tout reste à nommer. Cette tragédie colossale, dit en substance l’auteur, est à verser dans l’histoire du Tout-monde, afin qu’elle devienne lieu commun de connaissance au lieu de demeurer condition particulière d’un peuple singulier. Ainsi, conclut-il, nous crierons « le cri de poésie. Nos barques sont ouvertes, pour tous nous les naviguons ».
Ce magnifique essai, les analyses décapantes de James Baldwin qui voyait malgré tout en l’amour le seul moyen de « faire nation » après le désastre, la déconstruction de la race chez Toni Morrison, voilà ce dont nous avons besoin pour lutter contre le racisme sans recourir, Sisyphes malheureux, à la notion de race.
Parmi d’autres bonheurs de lecture, je voudrais mentionner Ponciá Vicencio de Conceiçáo Evaristo, un roman brésilien qui, comme Félicité, le film d’Alain Gomis, nous laissent entrevoir que le politique, le quotidien et le monde de l’invisible ont partie liée, dans ces deux cas pour la restauration de l’harmonie, ailleurs – on pense au Bel immonde de Valentin Mudimbe – pour le pire.
J’ai, depuis longtemps, un goût prononcé pour la littérature et l’art japonais. Je viens d’ailleurs de découvrir l‘œuvre d’Akira Mizubayashi grâce à un de ses anciens étudiants, comme lui fervent amoureux du français, ainsi que celle de Rokyo Sekiguchi qui sont venues enrichir ma bibliothèque.
La lecture me semble beaucoup plus bénéfique lorsqu’on met les auteurs et autrices en conversation : Proust et Noël X Ebony sont deux extraordinaires pisteurs du temps qui passe ; Nimrod, Ponge, Proust et Catherine Shan méritent d’être rapprochés pour leurs analyses raffinées des états de l’âme et de la sensualité de l’objet. Glissant m’a menée à Faulkner ; Rivers dans Counternarratives de James Keene aux Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain et à une autre réécriture de ce classique, le James d’Everett Percival. Par ailleurs, je suis de près les publications de mes traducteurs Tim Trzaskalik, Alexander Dickow et Nancy Naomi Carlson, tous poètes, quelle chance pour moi.
Je me demande souvent comment j’ai pu vivre sans de grands ouvrages auxquels j’arrive finalement, comme à bout de souffle : les essais de Catherine Clément ou Le retour des caravelles d’Antonio Lobo Antunes, entre autres. C’est dire que cette construction intellectuelle, humaine et esthétique par la lecture dont vous parlez se poursuit sans relâche et sur un temps long, puisqu’il s’agit de laisser le souvenir du texte questionner le quotidien. D’ailleurs, en réponse aux temps de détresse que nous connaissons, je pratique, plus que jamais, le deep reading, la lecture matinale, en état de complète concentration, hors-écran, d’un texte littéraire, de philosophie ou d’histoire.
« Toute littérature est assaut contre la frontière », a déclaré l’historien Patrick Boucheron. De même qu’on gagne à déconstruire les catégories identitaires, on s’éloignera des conventions comparatistes et des idées reçues en décloisonnant les corpus.
Sylvie Kandé
Votre panthéon personnel est manifestement composé d’autrices et d’auteurs issus de différents continents. Quelles différences ou similitudes voyez-vous entre la littérature française et les littératures d’Afrique, d’Amérique, des Caraïbes ?
Sylvie Kandé : Il est difficile de comparer des corpus aussi vastes, dotés de chronologies et de thématiques aussi dissemblables.
Par exemple, s’il existe bien une épopée américaine (disons Moby Dick de Herman Melville ou Lonesome Dove de Larry McMurtry, sans compter les innombrables westerns, parfois adaptés de romans), elle ne dérive pas des mêmes questions que La chanson de Roland. La première traite des forces qui ont plié à l’ordre colonial un territoire arraché de haute lutte à leurs premiers habitants et en ont repeuplé de force l’immensité pour les besoins de l’industrie ; l’autre parle du maintien de l’intégrité de la « nation », du Même, contre la trahison d’un ennemi si semblable qu’il faut construire à gros traits, au moyen d’hyperboles, son altérité. Cependant, en changeant les paramètres géographique, générique et éthique, on peut jeter des ponts entre ces corpus : c’est ce qu’a fait Delphine Rumeau dans Chants du Nouveau Monde : Épopée et modernité où elle rapproche Walt Whitman, Pablo Neruda et Glissant.
En littérature américaine, il y a des genres, des styles spécifiques en ce qu’ils lèvent d’un paysage historicisé : les road narratives dont l’exemple le plus fameux est sans doute Sur la route de Jack Kerouac ; ou encore l’écriture arachnéenne, qui imite les volutes de la mousse espagnole, dans laquelle Faulkner excelle. D’autres romans américains s’attachent à reconstituer un moment-clé du développement du système capitaliste aux États-Unis : La Jungle de Upton St Clair, Gatsby Le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald, Les raisins de la colère de John Steinbeck.
Mais en marge de ces spécificités, l’unité de la littérature américaine se ferait peut-être autour de ce point aveugle que Toni Morrison appelle la présence “africaniste”. Dans Jouer dans le noir : blancheur et imagination littéraire, elle suggère, citant Poe, Melville, Cather ou Hemingway, que l’occultation de quatre cents ans de présence noire sur le sol américain conditionne l’admission d’un écrivain dans la littérature nationale. Or, écrit-elle, « [m]éditer sur cette présence noire est essentielle à toute conceptualisation de notre littérature nationale et ne devrait pas être reléguée aux marges de l’imagination littéraire ». Cette présence/absence requiert un examen détaillé des protagonistes et caractères secondaires des romans, mais aussi de ces furtives occurrences du spectre de l’esclavage dans des thématiques plus générales telles qu’innocence, damnation, rédemption. C’est là affaire de justice car les fantômes, ceux qui, selon Derrida, « ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres, des exterminations nationalistes, racistes, colonialistes, sexistes ou autres… », nous somment d’observer leur retour.
Il me semble qu’une approche de la littérature française à ce prisme, à l’instar de ce qu’Anne Lafont a produit dans L’art et la race pourrait renouveler la pensée critique. Que l’esclavage national et privé ait été pratiqué dans les colonies françaises, qu’il ait pris fin au milieu du 19ème siècle, ne nous affranchit pas de la responsabilité d’en comprendre les signes passés et les avatars contemporains.
Les liens les plus évidents entre les littératures française, américaine, africaine et caribéenne tournent justement autour de l’entreprise coloniale aux Amériques et de l’esclavage transatlantique qui l’a parachevée. Thématiques autant que formels, ils reflètent la complexité du monde atlantique : le mythe du vol de retour vers l’Afrique se mêle à l’intrigue du roman de Toni Morrison, Le chant de Solomon ; Middle Passage de Charles R. Johnson est imprégné de l’art de l’énigme propre aux contes africains ; et la prouesse griotique de Solibo n’est plus à commenter. Proposant une manière d’identification au monde atlantique où le souci du lâcher-prise contrebalance la révérence pour les mânes, André Schwarz-Bart et Joël Des Rosiers ont inventé une écriture d’une beauté et d’une puissance rares.
« Toute littérature est assaut contre la frontière », a déclaré l’historien Patrick Boucheron. De même qu’on gagne à déconstruire les catégories identitaires, on s’éloignera des conventions comparatistes et des idées reçues en décloisonnant les corpus. Au-delà de la question de l’esclavage, les liens entre littératures française, américaine, africaine et caribéenne vont exister si on les construit. Dans cet esprit, j’ai par exemple écrit et publié dans L’Atelier du roman, un essai qui rapprochait Parménide, Milan Kundera et Cheikh Hamidou Kane autour de la question du vide et du poids.

Quels termes emploierez-vous pour qualifier votre travail littéraire et votre style ?
Sylvie Kandé : Inclassable, hétéroglossique sont des termes souvent employés par la critique à propos de mes textes. Évidemment, nombreux sont aujourd’hui les textes inclassés puisqu’il n’y a plus de mouvements, plus de manifestes, dans la littérature de langue française. Le dernier en date est probablement celui de la Créolité. Le concept de littérature-monde, lui, tendait à abattre une cloison perçue comme arbitraire entre littérature française et francophone. Quant à celui de littérature transatlantique, il fait bouger les lignes encore davantage en mettant en conversation des textes émanant de rives océanes qui parfois s’ignoraient : on lui doit notamment d’avoir mis en lumière l’influence brésilienne sur la littérature française. Ces nouveaux concepts dérangent utilement l’ordre de la bibliothèque canonique et y ouvrent un espace pour des textes qui seraient autrement restés dans l’ombre.
Mon travail ne procède pas d’une théorie même si des principes le gouvernent : amour du verbe, éthique du dit, souci de la réception du propos dans des contextes divers. Il s’insurge contre les cruautés du langage, cette instrumentalisation de la langue dominante à des fins de punition collective ou individuelle dont parle Stanley Dubinsky dans Weaponizing Language: Linguistic Vectors of Ethnic Oppression, un texte non traduit en français. Le lexique exotique, minorant, trop cruellement et trop souvent employé au sujet de l’Afrique, n’a pas de place dans mon expression : au lieu de cases, on y trouvera des demeures ; au lieu de chefs, des barons ; et une dalmatique en guise de boubou… Le remède aux cruautés du langage ? Écrire en présence de toutes les langues du monde, même si on ne les connaît pas : telle était la voie proposée par Glissant pour contribuer à l’avènement du Tout-Monde. Je chemine dans cette direction. Ma famille étendue a apporté des langues variées (créole portugais, breton, wolof, arabe, hébreu) aux creusets que représentent pour nous le français et l’anglais. S’y ajoutent celles que nous avons apprises : latin, grec, russe, allemand, portugais, notamment. Cette fréquentation de langues multiples m’a enseigné que « là où il y a une chose, il y en a aussi une autre », un proverbe ibo souvent cité par Achebe. Mon écriture témoigne de cet attrait pour l’idiomatique autant que pour ce que révèlent les « lieux communs ». Je trouve fascinant par exemple qu’au Sénégal et au-delà on emploie, avec l’expression du futur, une formule qui rappelle la contingence des événements, la conscience que demain n’est pas garanti : ce sera Inch’Allah en arabe, bu soobee Yalla en wolof, s’il plaît à Dieu en français.
S’agissant de mon style, il appartient à la critique, je crois, de le définir. J’aime user d’une langue d’apparat et des procédés de l’oralité – emphase, formulaïque, anaphore, appellatif – pour rendre pensées et émotions. Pourtant, je garde de ma formation classique le goût de la litote et me méfie de la redite et surtout de l’adjectif !
Ma langue est, à l’instar de celle de Joël des Rosiers, « pleine d’ancêtres que les mots ont sauvés ». Elle a, ici et là, le parfum d’une traduction en français d’une langue ancienne, grecque, latine ou africaine. Mon vers est généralement dense car chaque mot est un bouquet de sons et de sens.
Avez-vous d’autres projets en perspective ?
Sylvie Kandé : J’ai toujours plusieurs métiers qui tournent concurremment : conférences, hommages, comptes-rendus, traductions, mais aussi suivis de thèse ou de mémoire. Au printemps 2025, je dirigerai le Black Studies Center de mon université, un rôle des plus passionnants, à mon avis : j’y arrive avec mon accent et une vision influencée par Glissant, Baldwin et aussi Chimamanda Ngozi Adichie pour qui jamais un récit unique n’épuisera la richesse d’un individu ou d’un événement.
Depuis quelque temps, je suis au travail sur une biographie de l’acteur franco-sénégalais Bachir Touré : j’espère la compléter cette année. Pour ce qui est de l’écriture de création, je termine en ce moment un long texte de fiction en prose. Si je me donne le droit de l’évoquer, c’est qu’il a pris son autonomie et demande à exister. La preuve : il a un titre. Disons que ce texte a trait à la forêt et aux moissons mais sans bucolisme aucun : l’histoire est une fois de plus au rendez-vous, mâtinée de mythes. Tant que le manuscrit ne sera pas finalisé, je ne peux malheureusement guère en dire plus.
Il me semble que la décision d’écrire pour publier procède à la fois de la conviction qu’il y a nécessité absolue de le faire et d’un de ces hasards que Breton a qualifiés d’objectifs. C’est-à-dire sensibles, perceptibles par les sens.
Sylvie Kandé
Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui ont envie de se lancer en littérature ?
Sylvie Kandé : Cultivant le doute plus que la certitude, je me garderais bien de donner des leçons à partir de mon expérience unique, située, d’écrivaine. Mais je peux tenter de l’analyser.
Il me semble que la décision d’écrire pour publier procède à la fois de la conviction qu’il y a nécessité absolue de le faire et d’un de ces hasards que Breton a qualifiés d’objectifs. C’est-à-dire sensibles, perceptibles par les sens. On sait qu’un de ces hasards, la recherche d’un ruban, a mené le pape du surréalisme, alors en Martinique, à l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal. Que des auteurs britanniques basés à Tokyo tels que R.H. Blyth ont donné le goût des haikus, non seulement à Allen Ginsberg et Jack Kerouac mais aussi à Richard Wright dont le recueil Haiku, cet autre monde est de toute beauté. Après l’avoir lu, j’ai moi-même voulu pratiquer cette forme courte : quelques-uns de mes haïkus ont été publiés dans Stiller Tausch. Le soutien que Glissant a apporté à mon premier recueil, Lagon, lagunes, dont il a écrit la postface, reste le hasard objectif majeur de mon parcours littéraire.
Autres hasards objectifs qui m’ont poussée à écrire, les lectures. Celle d’un compte-rendu du Monde sur En famille qui m’a incitée à intervenir à propos du métissage ; celle des Mémoires d’Hadrien où j’ai trouvé ce paragraphe sublime, catalyseur du projet Gestuaire : « La lettre écrite m’a enseigné à écouter la voix humaine, tout comme les grandes attitudes immobiles des statues m’ont appris à apprécier les gestes ».
Pour que j’écrive, il faut que quelque chose me hante et m’oblige à prendre ces armes miraculeuses du verbe (les affres des migrants, le souvenir de gestes chargés, la relation mère-fille). Bref, il faut à mon travail un certain ancrage ontologique. Vient ensuite le processus toujours très mystérieux de l’association d’idées, d’images et de mots qui, lui-même, exige un travail intense de mise en forme car tout ne m’advient pas, même si le poème sait en partie s’écrire.
La quête de ces poussières d’or à offrir aux lecteurs, la poursuite de l’impeccable musique, même si, tout compte fait, le cri de poésie finit par se briser, c’est là ce que je souhaite de tout cœur à celles et ceux qui veulent se lancer en littérature.