« Mon Musée imaginaire » de Claire Le Men, un panthéon d’exception

Claire Le Men © François Levy

Érudite et talentueuse : tels sont les deux adjectifs qu’on est obligés d’employer à l’attention de Claire Le Men, après la lecture de Mon Musée imaginaire, la magnifique bande dessinée dans laquelle l’artiste dévoile finement son rapport et celui de sa parentèle à l’art. Entretien.

Comment avez-vous découvert la bande dessinée ?

Claire Le Men : Comme beaucoup, j’ai découvert la bande dessinée avec les classiques de la jeunesse (j’ai maintes fois redessiné Mickey, comme beaucoup d’enfants), mais aussi avec les BD de mon père, donc plutôt celles d’une autre génération : Les Dingodossiers de Gotlib et Goscinny, tous les Tintin, les BD de Tardi, Bourgeon… Plus tard, à l’adolescence, j’ai découvert les romans graphiques, avec Persepolis de Marjane Satrapi, et les BD de l’Association en général : Sfar, Trondheim etc.

Quels souvenirs conservez-vous de ces premières lectures de bandes dessinées ?

Claire Le Men : Je me souviens du léger goût d’interdit, car mon père s’agaçait beaucoup de la détérioration de sa collection au gré de la lecture répétée de ses BD par ses cinq enfants et avait fini par nous interdire de lire Les Dingodossiers – mes albums préférés – qui avaient une valeur toute particulière à ses yeux car il les avait achetés, enfant, en économisant l’argent de poche de ses pains au chocolat.
Cela ne m’empêchait pas de les lire malgré tout, en mangeant des céréales, avec une légère mauvaise conscience quand je renversais du lait dessus.

Malgré des études de médecine, vous avez décidé de vous orienter dans un parcours d’autrice en publiant notamment des œuvres de bandes dessinées. Pourquoi ?

Claire Le Men : J’ai toujours fait de la BD : d’abord en recopiant des planches dans l’enfance puis à partir du collège, inspirée par Les petits riens de Lewis Trondheim ou Les Carnets de Joann Sfar, en dessinant de petites BD humoristiques dans lesquelles je racontais mes vacances. J’essayais aussi l’exercice de l’adaptation, à partir de nouvelles de Roald Dahl, mais la bande dessinée ne m’a jamais semblé être un métier accessible. Peut-être parce que j’avais dit, très jeune, que je voulais être médecin et que ce choix a toujours été validé et valorisé par ma famille, qui compte beaucoup de médecins. Peut-être aussi parce que je ne me sentais pas tout à fait digne d’une profession artistique, en tant que fille d’une historienne de l’art, j’étais sans doute trop intimidée.
Ce n’est que bien plus tard, pendant mon internat, que je me suis véritablement posé les questions de ma « vocation ». Quelques déceptions dans un service de psychiatrie pourtant réputé m’ont décidée à prendre une disponibilité d’un an durant laquelle j’ai enfin pu réfléchir à ce que je voulais faire (les études de médecine sont si longues et prenantes qu’on ne prend jamais vraiment de recul). J’ai fait différentes choses, voyagé et travaillé dans d’autres environnements, mais surtout, j’ai écrit et dessiné ma première BD, Le syndrome de l’imposteur. À cette époque, je n’ai pas su trouver d’éditeur, j’ai repris mon internat en psychiatrie comme prévu à la fin de ma disponibilité, mais il me semblait alors si évident que j’étais plus à ma place en BD – même sans formation ni éditeur – qu’à l’hôpital dans un très bon service et malgré plus de huit ans d’études, que j’ai enfin pu prendre la décision de changer de voie.

Comment se sont déroulés vos débuts dans le monde de la bande dessinée professionnelle ?

Claire Le Men : Quand j’ai quitté la médecine et mon internat en psychiatrie, j’ai directement recommencé des études en école de BD et illustration, le CESAN (Centre d’études spécialisé des arts narratifs), à Paris. Comme j’avais déjà écrit et dessiné une BD entière, le syndrome de l’imposteur, qui n’avait pas encore trouvé d’éditeur, et que j’étais en reconversion, j’ai pu commencer par la deuxième année et cette année de transition a été essentielle pour me « professionnaliser ».
Tout d’abord, presque personne ne trouvait alors dans mon entourage que je faisais un choix judicieux en abandonnant mon internat et des années d’études très exigeantes pour faire de la BD, donc il était vraiment indispensable d’avoir un cadre soutenant pendant cette transition. Enfin, même si j’avais toujours fait de la BD en autodidacte, il me manquait des connaissances importantes : comment faire un dossier pour contacter un éditeur, comment utiliser certains logiciels, des éléments théoriques pour la lisibilité, la mise en couleur… D’autres cours, comme le modèle vivant ou le croquis sur le vif m’ont vraiment mis le pied à l’étrier et motivée à dessiner encore plus. C’était extrêmement stimulant et encourageant d’être dans un environnement d’étudiants et de professeurs qui ne remettaient pas en question mon rêve de faire de la bande dessinée.
À la fin de cette année, j’avais finalement trouvé un éditeur pour ma première BD et un autre pour la seconde, Nouvelles du dernier étage. Je n’ai donc pas fait la troisième année d’école, qui était une année de professionnalisation et d’accompagnement de projet BD, car j’ai pu continuer mes projets avec des éditeurs. Depuis, j’ai eu la chance de pouvoir passer d’un projet publié à un autre de façon à peu près continue, en élargissant progressivement les genres : j’ai plus récemment travaillé en littérature, littérature jeunesse et illustration.

Parmi les bandes dessinées que vous avez publiées se situent Le syndrome de l’imposteur et Mon musée imaginaire, deux ouvrages dans lesquels vous abordez notamment différents moments de votre parcours. Quelle est la genèse de ces deux ouvrages ?

Claire Le Men : Le premier est une autofiction inspirée de mon premier semestre d’interne en psychiatrie dans une UMD (unité pour malades difficiles), j’y parle aussi bien de l’histoire et du fonctionnement de la psychiatrie que des doutes et du sentiment d’illégitimité que l’on éprouve lorsqu’on prend ses fonctions après des années d’études théoriques, parfois un peu déconnectées de la réalité de la pratique.
J’ai réalisé cet ouvrage quand j’étais encore interne en psychiatrie, en césure entre mon 3ème et 4ème semestre, et cela a permis une réelle introspection de mes motivations et une réflexion sur le métier de psychiatre, ses responsabilités et son pouvoir.
Le deuxième est mon troisième ouvrage publié, le premier à s’éloigner de la psychiatrie. Il s’agit d’un essai graphique et autobiographique sur l’art, dans lequel je raconte la façon dont mon rapport à l’art s’est construit aux côtés d’une mère historienne de l’art passionnée. Un peu comme dans ma première BD, mon personnage sert de prétexte pour aborder des thèmes plus larges : la formation du goût, l’histoire de l’art, le rôle des musées…
En concevant ce roman graphique, j’ai finalement composé mon propre musée imaginaire, constitué d’une centaine d’œuvres, mais la genèse du projet était, je crois, de comprendre un peu mieux pourquoi il m’avait fallu passer par tant d’années de médecine avant d’oser me lancer dans une profession artistique. Rétrospectivement, je pense que cette BD, qui vient après deux autres consacrées à la médecine et la psychiatrie, a aussi eu pour rôle de m’assumer en tant qu’artiste.

Dans Mon musée imaginaire, vous déployez également maintes réflexions saisissantes sur l’art : réception, artisticité, aura conférée aux œuvres exposées dans les institutions muséales…

Claire Le Men : Quand j’ai initié ce projet, je ne pensais pas que j’irai autant vers la réflexion et la théorie. J’avais commencé avec des anecdotes sur ma mère historienne de l’art, qui montraient avec humour comment la passion qu’elle porte à son métier a pu nous marquer, mais j’avais aussi envie de comprendre comment les goûts se forment – le rôle qu’elle a pu jouer dans mes préférences ou dégoûts en matière d’art – j’ai donc lu La distinction de Pierre Bourdieu. Une lecture en appelant une autre, et puisqu’il s’agit d’un livre rempli de références, j’ai ensuite continué avec d’autres lectures, d’artistes ou philosophes ou historiens de l’art. Ma mère, avec qui j’échangeais souvent pendant l’écriture avait également de nombreux livres à me conseiller ; chaque lecture a nourri ma réflexion et m’a permis de construire des ponts entre les œuvres et les anecdotes qui constituent mon musée imaginaire. Certaines lectures m’ont tellement nourrie que leurs auteurs sont même devenus des personnages de ma BD : Pierre Bourdieu (La distinction), Pierre Renoir (Pierre-Auguste Renoir, mon père) ou encore André Malraux (Le musée imaginaire).

La lecture du Musée imaginaire permet effectivement d’entrevoir la place éminente qu’occupe l’art dans votre parentèle, notamment chez votre mère qui analyse chaque événement en se référant aux œuvres d’artistes étudiés ou estimés…

Claire Le Men : Oui, comme je l’expliquais plus tôt, il s’agit même de la genèse du projet qui s’appelait initialement – et s’appelle toujours dans mon ordinateur – « L’Art, maman et moi » !
Tout avait commencé par un exercice de mise en scène, quand j’étais encore en école de BD au CESAN, dans lequel il fallait raconter un souvenir d’enfance en 6 cases puis 12 puis 3. J’avais choisi une anecdote avec ma mère et des vitraux de Marc Chagall dans la cathédrale de Reims : la réalisation de ces quelques cases humoristiques m’a permis de réaliser que j’avais quantité de souvenirs amusants liés à la passion de ma mère pour l’art. Il m’a souvent semblé qu’elle vit plus dans le monde de l’histoire de l’art que dans le nôtre : les œuvres qu’elle a étudiées sont presque comme des souvenirs personnels auxquels elle fait référence lors de discussions qui n’ont pas forcément de lien avec l’art. Mon père n’était pas censé être dans Mon musée imaginaire, mais il s’est imposé au gré des souvenirs et parce qu’il est, comme ma mère, un personnage haut en couleur idéal pour une bande dessinée ! Et bien sûr parce qu’il a joué un rôle déterminant dans mon goût pour la BD.

Le directeur de mon école disait souvent que la BD n’est pas un enjeu de dessin, mais un enjeu de narration et je suis d’accord avec lui. Un dessin très simple peut suffire à porter à lui-seul une narration riche.

Claire Le Men

Malgré cet attrait conséquent pour l’art et quelques auteurs de bandes dessinées, la bande dessinée a souvent été méjugée par votre mère. Comment l’expliquez-vous ?

Claire Le Men : Je pense que c’est simplement une histoire de génération et de milieu. Si elle était née aujourd’hui, ma mère lirait certainement des romans graphiques, d’ailleurs elle en lit avec plaisir quand on lui en conseille, mais la bande dessinée ne faisait pas partie de sa culture initiale – qui est plutôt faite de littérature et peinture. La BD s’impose de plus en plus comme un art légitime, surtout depuis l’arrivée des romans graphiques, mais c’est relativement récent et encore timide. Il y a quelques semaines encore, j’entendais un prix Goncourt que j’apprécie pourtant beaucoup, dire en interview que la bande dessinée, c’est la facilité, contrairement à la littérature qui lui serait quelque part supérieure.

Mon Musée imaginaire est un livre parsemé de plusieurs noms fameux : Chardin, Degas, Manet, Seurat, Van Gogh… Vous influencent-ils dans votre travail d’autrice, votre perception du monde ?

Claire Le Men : Ces peintres sont ceux qu’étudiaient ma mère et ils ont d’une certaine façon toujours été dans mon environnement, par le biais de livres, d’affiches ou de cartes postales, d’anecdotes ou parce que je voyais souvent leurs toiles au musée, je crois donc que je les aime sans trop savoir pourquoi, comme on aime sa famille, parce qu’ils ont toujours été là et que je me sens liée à eux depuis l’enfance.
Inévitablement, j’ai dû prendre dans leur style pour mon dessin : ce sont des artistes que j’ai recopiés depuis toujours, et que je continue de voir régulièrement quand je visite des expositions avec ma mère. C’est difficile de déterminer exactement ce que j’ai pris chez chacun, mais je sais que quand je sors d’une exposition que j’ai aimée, j’ai toujours envie de peindre comme l’artiste exposé…
Quant à ma perception du monde, il y a certains objets, certains thèmes qui me ramènent toujours à ces artistes : comme le dit Antonin Artaud, on ne peut plus vraiment voir de tournesol sans penser à Van Gogh et il en va de même pour les danseuses avec Degas, ou certains fruits avec Chardin… L’année dernière, je suis retournée en Franche-Comté, où je n’étais pas allée depuis des années, pour une conférence dessinée au musée Courbet d’Ornans et j’ai eu partout la sensation de me promener dans un tableau de Courbet ! Le conservateur a confirmé cette impression que fait la région sur ceux qui connaissent un peu Courbet et m’a même dit qu’il fallait venir ici pour véritablement comprendre sa peinture.

Quelle est votre définition personnelle de l’art ?

Claire Le Men : Difficile de répondre à une question si vaste, que j’ai tout juste commencé à circonscrire dans les 200 pages de Mon musée imaginaire…
Je ne sais pas si je me sens à la hauteur d’une telle question, mais si je pense à ma pratique et à ce qu’il peut y avoir en commun entre mes ouvrages appartenant à différentes catégories d’art – BD, littérature, illustration ou littérature jeunesse (aussi bien que dans d’autres arts, que je n’exerce pas professionnellement), je dirais que c’est l’expression d’une sensibilité et d’une personnalité.

Quelle est votre définition personnelle de la bande dessinée ?

Claire Le Men : Il s’agit d’une narration qui passe par le dessin, mais pour laquelle le dessin peut finalement n’être que secondaire. Ce qui rend cet art si puissant et vaste, c’est qu’on peut réussir à faire une bonne BD sans forcément être un grand dessinateur. Le directeur de mon école disait souvent que la BD n’est pas un enjeu de dessin, mais un enjeu de narration et je suis d’accord avec lui. Un dessin très simple peut suffire à porter à lui-seul une narration riche.
Je peux apprécier des BD dont je n’aime pas le dessin, mais l’inverse est beaucoup plus difficile, même s’il m’arrive d’acheter des BD simplement parce que j’admire leurs dessins.
Je ne sais pas si je peux vraiment en faire une définition, mais la bande dessinée est à mes yeux un lieu de totale liberté : un art très affranchi des contraintes et des codes – peut-être plus que les autres arts – parce qu’il n’a jusqu’à récemment que peu intéressé les théoriciens et critiques.

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Claire Le Men : J’entends parfois des journalistes bien intentionnés dire cela, pour « complimenter » ou légitimer la BD. Mais à titre personnel, je ne crois pas que la bande dessinée ait besoin de ça et je pense qu’il s’agit bien de deux arts distincts. Je sais bien que dans la culture légitime, la littérature se place loin devant la bande dessinée, mais en réalité c’est beaucoup plus difficile de faire une bonne BD que d’écrire un bon livre. En tout cas, je pourrais citer plus d’ouvrages qui m’ont marqué dans la catégorie littérature que dans celle de la BD, et ce n’est pas parce que la bande dessinée est moins puissante que la littérature, mais plutôt parce que la bande dessinée requiert un double talent : celui de la narration associée à celui du dessin ou du moins, savoir utiliser le dessin pour sa narration. Forcément, il est plus rare d’avoir les deux dans un même ouvrage, mais quand c’est le cas, la bande dessinée n’a vraiment rien à envier à la littérature.

Une BD qui m’a encouragée à me lancer dans ma première BD, c’est celle de Tiphaine Rivière, Carnets de thèse… J’ai découvert un peu tardivement le travail d’Alison Bechdel, mais sa narration qui mêle autobiographie et références littéraires m’a énormément plu dans Fun Home.

Claire Le Men

Quels sont les textes, auteurs et autrices de bandes dessinées que vous aimez ? Vous ont-ils influencés dans votre travail ?

Claire Le Men : Je cite toujours Persepolis de Marjane Satrapi, même si c’est un incontournable déjà largement connu, car c’est la première BD à m’avoir à ce point transportée – je n’avais que dix ans lors de sa sortie et je n’avais jamais lu de BD comme celle-ci.
Pour le dessin, j’admire énormément Brecht Evens, et j’ouvre souvent ses albums, simplement pour les regarder.
Une BD qui m’a encouragée à me lancer dans ma première BD, c’est celle de Tiphaine Rivière, Carnets de thèse. Elle a d’ailleurs récemment publié une adaptation très réussie et audacieuse de La distinction de Pierre Bourdieu.
J’ai découvert un peu tardivement le travail d’Alison Bechdel, mais sa narration qui mêle autobiographie et références littéraires m’a énormément plu dans Fun Home.
Sur Instagram, j’adore suivre les strips de Salomé Lahoche et de Lisa Mandel dont je recommande aussi les albums. Je ne sais pas dans quelle mesure ces auteurs et autrices m’influencent, mais je sais que la lecture d’une bande dessinée que je trouve réussie me motive toujours à persévérer dans la BD et me conforte dans la pratique de la forme autobiographique qui est souvent celle que je préfère, à la lecture comme à l’écriture.

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Comment qualifierez-vous votre travail ?

Claire Le Men : Ce n’est pas facile d’avoir un regard critique sur son propre travail, mais une journaliste de Télérama a dit de ma dernière BD qu’il s’agissait d’une « auto-socio-analyse », ce que j’ai trouvé bien formulé. De manière générale, j’aime me servir de mon expérience pour ouvrir la réflexion sur les sujets qui m’intéressent. Chaque livre que j’ai réalisé a donc été un véritable apprentissage que je partage ensuite avec le lecteur.

Et votre style ?

Claire Le Men : Je crois que les points communs entre mes différentes créations, qui ont peut-être des styles et des genres variés, sont l’humour et la documentation. J’ai souvent besoin de me documenter et de lire pour commencer à créer et je ne sais pas créer sans un minimum de second degré. C’est totalement involontaire : pour ma dernière publication, Le non-événement, un essai-roman inspiré de mon expérience de la fausse couche, je pensais avoir fait quelque chose de très différent, pas seulement parce que c’était la première fois que je publiais un livre qui se passait de dessin, mais aussi car je pensais que le sujet ne permettait pas vraiment d’être drôle, mais c’est pourtant une des premières choses qu’a dit mon éditrice lorsqu’on s’est rencontrées.

L’humour et l’ironie ont une place proéminente dans ce livre. Quelle en est la raison ?

Claire Le Men : J’ai un esprit un peu moqueur, surtout avec moi-même et ceux que j’aime, et par ailleurs la BD se prête très bien à une forme d’exagération humoristique alors je ne me suis pas privée d’autodérision, car c’est ce qui est le plus accessible. Mais j’ai aussi fait de ma mère, que je trouve très drôle, un véritable personnage et je lui suis d’ailleurs très reconnaissante d’avoir accepté ! Je lui ai fait lire tout ce que j’allais écrire avant pour qu’elle valide et je craignais parfois qu’elle n’accepte pas ou soit gênée de ce que j’allais dire d’elle, car elle est plutôt pudique, mais elle n’a quasiment rien censuré (même si elle n’aime pas la façon dont j’ai dessiné ses cheveux). Elle est aussi spécialiste de Daumier et de la caricature et j’ai pu constater qu’elle respecte vraiment le droit des artistes de rire de tout !
Je ne sais pas ce qui me plait dans l’humour et l’ironie, mais je sais que je suis gênée quand ils sont totalement absents d’une œuvre. Je pense que l’esprit de sérieux m’angoisse un peu. Il m’arrive de lire un livre auquel je n’ai rien à reprocher, qui est objectivement intelligent, bien écrit et sensible, mais de sentir une forme de rejet pour son auteur qui ne m’est pas sympathique, et en général, c’est quand il n’y a pas la moindre autodérision ou touche d’humour. Je ne demande pas forcément un humour évident avec de véritables blagues, mais juste une disposition, garder une distance, même minime, avec ses affirmations pour qu’elles ne paraissent pas trop péremptoires, une ouverture au rire qu’il me semble indispensable d’avoir pour être ouvert d’esprit tout simplement.

Quelles œuvres de bandes dessinées conseillerez-vous à celles et ceux qui ont envie de découvrir le médium ?

Claire Le Men : Pour ceux qui ne connaissent pas le médium, je trouve que les grands succès sont mérités et parfaits pour découvrir : L’Arabe du futur (et sa suite, Moi, Fadi, le frère volé) de Riad Sattouf sont excellents et plaisent visiblement à un public large. Maus d’Art Spiegelman est une lecture aussi importante que fondatrice pour la bande dessinée puisqu’on la nomme souvent parmi les premiers romans graphiques.

Auriez-vous quelques conseils à prodiguer à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?

Claire Le Men : Peut-être de se libérer de la pression du « dessin réussi » pour se concentrer sur ce que le dessin apporte à la narration. Et un détail pratique important : laisser de l’espace, plus que ce que l’on pense nécessaire, pour que le dessin respire et pour que le texte soit lisible. Penser aussi à ce que la mise en couleur peut apporter au dessin et à la narration, cela peut être très simple, une bichromie par exemple, et donner beaucoup de rythme et de clarté.
Enfin, c’est un médium très libre, alors il faut exploiter cette liberté au maximum pour faire tout ce que l’on aime faire et s’affranchir de tout ce que l’on trouve trop contraignant – inutile de se forcer à dessiner des décors complexes si on trouve cet exercice rébarbatif, car cela se fera sentir à la lecture. Si on s’est amusé à la création, le lecteur le ressentira et l’inverse est tout aussi vrai !

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