Morgane Descamps, prescriptrice littéraire de conviction

Morgane Descamps © DR

L’accès des élèves à la culture, notamment littéraire, est un projet humaniste inscrit dans la majorité des textes qui régissent les métiers du professorat en France. Ainsi, il n’est pas rare de voir les enseignants, surtout en début de carrière, multiplier les projets culturels et pédagogiques, visant à faire naître chez les élèves une appétence pour la lecture… Dans une société désormais marquée par l’évolution des pratiques informationnelles des élèves, cette médiation de la lecture se fait également sur les réseaux socio-numériques à la fois par des instances gouvernementales et des amateurs mû par la volonté de faciliter l’accès à la culture et aux savoirs. Âgée de 23 ans, Morgane Descamps fait partie de ces figures admirables. À travers effectivement son profil Instagram, la jeune femme chronique régulièrement des livres sur un ton frais et généreux. Entretien avec une prescriptrice littéraire de conviction.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Morgane Descamps : Je m’appelle Morgane Descamps, j’ai 23 ans. J’ai un parcours scolaire assez classique : j’ai depuis toujours voulu être professeure des écoles et donc après mon baccalauréat, je me suis orienté vers une licence en sciences de l’éducation. C’est une licence qui m’a permis d’aller à de multiples reprises sur le terrain scolaire. À la suite de ces trois années, j’ai souhaité poursuivre un master en sciences de l’éducation parce que je ne me sentais pas prête à prendre en charge une classe. C’est durant ce master que j’ai repensé au métier de professeur documentaliste, après avoir notamment retrouvé les journaux du club journal du collège dans lequel j’étais scolarisée et dont j’étais membre. Je me suis rappelé les bons moments que j’avais passés au CDI, et je me suis questionné sur le métier de professeur documentaliste. Je me suis rapidement rendu compte que ce métier me permettait de placer la lecture, qui est ma passion, au centre de la pratique professionnelle. De là, est né mon projet, et j’étudie aujourd’hui en première année de master MEEF pour être professeure documentaliste.

Depuis plusieurs années, vous faites de la prescription littéraire sur les réseaux socio-numériques, notamment Instagram. Pourquoi ?

Morgane Descamps : J’ai commencé à faire de la prescription littéraire sur Instagram en 2018. Je ne connaissais pas du tout la communauté des bookstagrameurs avant cette période. C’est une amie, que j’ai rencontrée lors de ma première année de licence, qui m’en a parlé lorsque je lui ai fait part de mon manque d’échange à propos de mes lectures. J’ai développé le goût de la lecture dans ma famille, plus précisément grâce à mon grand-père, avec lequel j’échangeais souvent. Suite au décès de ce dernier, je n’avais plus personne avec qui échanger sur la littérature, d’où mon intérêt pour Bookstagram. C’est un réseau social qui permet vraiment d’avoir des échanges avec d’autres lecteurs et de discuter autour de la littérature. C’est aussi une communauté qui permet de rendre sa place au livre en tant qu’objet, notamment à travers les publications qui cherchent toujours à le valoriser. C’est pour ces raisons que j’ai privilégié Instagram face aux autres plateformes numériques qui existent.

Une chronique permet quant à elle de donner son avis sur une lecture, en ce sens, elle est davantage subjective. Cette subjectivité est d’autant plus présente que sur les réseaux socio-numériques, il n’est pas rare de voir des références à des sentiments ou des émotions.

Morgane Descamps

Quelle est la spécificité de la prescription littéraire sur les réseaux socio-numériques ? En quoi diffère-t-elle de la prescription littéraire « traditionnelle » effectuée par les journalistes ?

Morgane Descamps : Sur les réseaux socio-numériques, on préfère parler de chronique plutôt que de critique. Cette expression diffère déjà de la prescription littéraire traditionnelle effectuée par les journalistes. Une critique littéraire est davantage une analyse de l’œuvre, qui laisse souvent place à une interprétation. Une chronique permet quant à elle de donner son avis sur une lecture, en ce sens, elle est davantage subjective. Cette subjectivité est d’autant plus présente que sur les réseaux socio-numériques, il n’est pas rare de voir des références à des sentiments ou à des émotions. Une critique va davantage répondre à des codes, il y a notamment des règles d’écriture précises et surtout un devoir d’impartialité, là où les chroniques vont finalement être subjectives. Car en fonction de notre vécu, de nos émotions, nos sentiments, nos rêves, nos sensations, chaque lecteur réagit différemment à une œuvre. Sur les réseaux socio-numériques, il y a aussi la forte présence de pronoms personnels, le chroniqueur s’investit entièrement dans la publication, là où les critiques littéraires traditionnels ont une forme de recul dû à leur impartialité. Les réseaux socio-numériques permettent aussi de redonner leur place à certains genres littéraires, je pense notamment aux romans Young Adult ou encore à la fantasy. Ce sont des genres qui peinent à se faire une place dans les critiques traditionnelles, bien qu’ils soient plébiscités par un public de plus en plus nombreux… Le cadre des critiques littéraires est assez rigide, de par les codes ou encore les genres qui sont délimités, ainsi les réseaux socio-numériques s’inscrivent dans une autre dimension et ne visent pas à toucher le même public. Lorsque l’on regarde précisément les personnes possédant un compte bookstagram, ce sont majoritairement des femmes issues des métiers de l’enseignement, de la santé ou encore des étudiants, qui ne sont pas forcément ceux qui vont s’orienter le plus vers des critiques traditionnelles. Je pense que la prescription littéraire proposée par les réseaux socio-numériques s’inscrit en complément de celle plus traditionnelle : elles n’ont pas les mêmes objectifs, ni les mêmes codes, ni le même public, mais les deux sont efficaces.

L’un des atouts de la prescription littéraire sur les réseaux socio-numériques est justement les échanges que vous pouvez entretenir avec votre lectorat, à l’issue notamment de vos publications. De quels ordres sont-ils ?

Morgane Descamps : Il existe différents types d’échanges au sein de ces plateformes. Ce qui est intéressant, c’est que certaines personnes vont commenter les publications en proposant d’autres œuvres, similaires ou non, qui pourraient nous intéresser ou encore en émettant un avis totalement contraire, on en revient toujours à la subjectivité. Depuis quelque temps, maintenant, j’ai développé un nouveau concept sur mon compte bookstagram. Après chaque publication, je propose dans ma story un récapitulatif avec des avis d’autres lecteurs. Je trouve que c’est très intéressant de voir que ce qui a plu à un tel a totalement déplu à quelqu’un d’autre. Cela permet à la fois de faire découvrir des personnes faisant de la prescription littéraire, mais aussi d’autres avis, d’autres manières de fonctionner et encore une fois d’ouvrir les échanges et parfois de créer des débats. C’est un autre type d’échange qui est toujours intéressant, d’autant plus qu’il est toujours fait en toute bienveillance, même quand la personne ne partage pas notre avis. Ce que j’aime aussi avec cette communauté, ce sont les échanges avec les auteurs qui arrivent de plus en plus souvent. Eux aussi commencent à investir ces plateformes pour échanger sans intermédiaire avec leurs lecteurs, que ce soit à travers des publications ou des stories. Encore récemment, une autrice m’a remercié de mon avis sur son livre, qui a été un vrai coup de cœur. Ça fait toujours plaisir de constater que nos avis sont lus et surtout considérés, y compris par les auteurs qui prennent vraiment le temps d’échanger avec nous. Lorsque je publie une chronique et que quelqu’un commente en disant que mon avis lui a donné envie de découvrir le livre, j’ai un sentiment de fierté. Je suis vraiment heureuse d’ouvrir de nouveaux horizons.

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Ces échanges vous ont-ils permis d’évoluer sur vos pratiques lectorielles ou de prescription, en diversifiant notamment les publications et les genres chroniqués ?

Morgane Descamps : Bien sûr, les échanges font évoluer les pratiques. Tout d’abord lectorielles, puisque comme je le disais, il n’est pas rare d’avoir des recommandations à la suite de la publication d’une chronique. Cela nous permet de découvrir d’autres œuvres vers lesquelles nous ne serions pas forcément allées instinctivement. Sur le même principe, en discutant récemment avec un abonné, j’ai remarqué que j’étais assez réticente à aller vers les bandes dessinées. À part les albums Tintin, je n’en lis que rarement. Cet échange m’a fait prendre conscience que je pouvais m’ouvrir à d’autres genres et y trouver également quelque chose. Depuis le début de cette année, j’essaie justement de me tourner vers la bande dessinée et jusqu’à présent, je n’ai connu aucune déception ! Comme quoi, les échanges peuvent nous permettre de faire tomber nos barrières et faire évoluer nos pratiques lectorielles. Quant à la prescription, c’est davantage la forme de mes chroniques qui a évolué. J’ai toujours exercé la prescription littéraire de la même façon depuis l’ouverture de mon compte et j’avais envie de faire évoluer un peu mes publications pour qu’elles reflètent aussi l’évolution que j’ai vécue au cours de ces années. Aujourd’hui, je prends davantage de temps pour mentionner les auteurs, les éditeurs et faire une mise en scène autour des mots-clés phares du livre. Je trouve cette pratique intéressante, car si on ne se fie qu’à la couverture, on peut passer à côté d’un ouvrage qui pourrait peut-être changer le cours de notre vie !

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Morgane Descamps : Pendant plusieurs années, j’ai vécu une phase où je n’avais plus envie de lire principalement pour deux raisons. La première, c’était le manque de temps dû à ma scolarité, je préparais le baccalauréat et je n’envisageais pas autre chose que de décrocher la mention très bien, donc je me suis investie à 100 % dans ma réussite. La seconde est davantage personnelle. Les amis que j’avais à l’époque ne comprenaient pas vraiment mon engouement pour la lecture et je ne voulais pas me retrouver seule. Mais un jour, mon père m’a offert un livre, c’était L’instant présent de Guillaume Musso. Je ne connaissais absolument pas cet auteur alors qu’il était déjà réputé à l’époque. Je me souviendrai toujours de cette lecture, j’ai été happée à la fois par l’intrigue, les personnages, et le suspens. J’ai tourné les pages tellement vite que je suis arrivée à la dernière page en une journée. Mon père avait ri en disant : « Je te l’avais acheté pour la semaine ». C’est un livre qui m’a complètement chamboulée, il a remis en question tout ce que je pensais savoir de la vie. À partir de ce jour, j’ai décidé de remettre la littérature au centre de ma vie, en lui redonnant la place qu’elle méritait… J’aime aussi lire des livres plus classiques, comme Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee ou encore La nuit des temps de Barjavel. Ce sont des livres dans lesquels j’aime me replonger de temps en temps pour les redécouvrir. Je trouve que chaque lecture nous permet de visualiser différemment une œuvre et d’en faire une interprétation nouvelle. Ces deux derniers titres, bien qu’ils aient été écrits il y a de nombreuses années, trouvent une résonance actuelle dans nos sociétés. Ce sont des livres qui nous amènent à réfléchir sur nos convictions, nos manières de vivre… J’ai également un attrait particulier pour le suspense ou livres avec une enquête comme ceux de Joël Dicker que j’apprécie particulièrement. Ce qui me plaît le plus dans ce genre-là, c’est le fait de réfléchir pour résoudre les mystères. Dans la vie de tous les jours, je suis quelqu’un qui réfléchit énormément avant chaque action, et ce genre d’enquête me fascine.

Parmi les auteurs que vous citez, certains ont en commun le refus de la langue académique au profit d’une langue vivante, débarrassée de toute pédanterie et fioritures inutiles. C’est une démarche qui vous est également circonscrite dans vos chroniques. Pourquoi ?

Morgane Descamps : En effet, c’est un choix de ma part. Je trouve que cela permet de renforcer le lien avec les personnes qui me suivent. On retrouve une certaine proximité qui permet de réellement générer un sentiment d’appartenance à un groupe, à une communauté. J’aime parler simplement, avec mes propres mots pour exprimer ce que je ressens. Dans l’élaboration de mes chroniques, j’aime aussi exprimer mon avis avec des pronoms personnels, parce que cela permet de rappeler le caractère subjectif de ce que je dis. Mon opinion n’est propre qu’à moi ! Elle peut donner des indications, des conseils, des avis, mais elle n’est pas universelle. Cela joue aussi dans ma façon d’écrire mes chroniques et rappelle ma personnalité. J’écris comme je parle parce que je tiens à ce que mon compte reflète la personne que je suis.

Les élèves ne viennent pas tous des mêmes milieux sociaux et n’ont pas tous accès aux livres et aux bibliothèques. Le CDI est de ce fait l’endroit idéal où chaque élève pourra acquérir une culture littéraire et artistique de qualité…

Morgane Descamps

Quel est votre rapport personnel à la langue, notamment française ?

Morgane Descamps : Je suis quelqu’un de très bavard : j’adore parler et je trouve que notre langue française est très belle. Parler pour exprimer ce que l’on ressent compte particulièrement pour moi. Je pense que c’est essentiel de mettre des mots sur nos émotions, nos gestes. Quand je suis seule chez moi, je parle toute seule, même en effectuant des activités. Parler m’aide aussi à réfléchir, à me souvenir de certaines choses. Je trouve que c’est très important de s’exprimer en employant les mots justes. Heureusement, nous avons une très belle langue pour cela.

Au début de notre entretien, vous avez évoqué le métier de professeur documentaliste auquel vous vous destinez. Pourquoi avez-vous choisi cette profession éminemment axée sur la promotion de la lecture auprès des publics scolaires ?

Morgane Descamps : Le métier de professeur documentaliste m’a toujours intéressée, mais ce n’est que récemment que j’ai décidé d’en faire un choix professionnel. Auparavant, j’aspirais à être professeur des écoles. J’ai toujours eu une bonne expérience avec la professeure documentaliste de mon collège, elle menait énormément de projets autour notamment de la lecture et de la recherche d’information. Lorsque j’ai repensé à tous ces éléments, je me suis rendu compte que ce métier me permettrait vraiment de combiner ma passion pour la lecture et mon envie d’enseigner, en tout cas, je pouvais mieux lier ces deux aspects en étant professeure documentaliste. C’est un choix qui a vraiment été influencé par ma passion pour la lecture et ma volonté d’encourager les élèves à lire, à découvrir ce que la lecture peut nous apporter. Un livre peut transmettre énormément de choses, et surtout, chaque lecture est différente, ce qui fait que chacun en retirera quelque chose de différent. De plus, les élèves ne viennent pas tous des mêmes milieux sociaux et n’ont pas tous accès aux livres et aux bibliothèques. Le CDI est de ce fait l’endroit idéal où chaque élève pourra acquérir une culture littéraire et artistique de qualité, en étant sur un même pied d’égalité et en échangeant ensemble autour de leur lecture. C’est un lieu qui contribue véritablement à réduire les inégalités d’accès à la connaissance et aux savoirs.

En quoi la médiation de la lecture effectuée par les professeurs documentalistes diffère-t-elle de celle effectuée par les professeurs de français ?

Morgane Descamps : La promotion de la lecture exercée par les professeurs documentalistes est plus libre que celle effectuée par les professeurs de français. Ces derniers ont une liste d’ouvrages imposés, à travers notamment les programmes scolaires. Ils doivent respecter ce cadre. En tant que professeur documentaliste, on a plus de liberté. Nous sommes également responsables du CDI et par conséquent des acquisitions. On peut faire la promotion de la lecture avec des livres concernant tout type de sujet, du moment qu’ils respectent le cadre en vigueur. Rien n’est imposé. Cette médiation peut aussi être l’occasion d’aborder des sujets d’actualité, ou qui touchent particulièrement les élèves.

Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?

Morgane Descamps : La littérature peut tout ! Elle permet de s’évader, de réfléchir, de se sentir bien, de découvrir des choses, de se sensibiliser… C’est un havre de paix, en tout cas, c’est mon havre de paix.