Alice Letoulat, l’autrice qui donne à voir différemment le cinéma de Pasolini

Alice Letoulat © DR

Parmi les nombreux ouvrages récemment consacrés à l’œuvre cinématographique de Pier Paolo Pasolini, le livre d’Alice Letoulat est indéniablement l’un des plus foisonnants et agréables à lire. À travers une analyse savante, mâtinée notamment de références littéraires, philosophiques et picturales, la docteure en études cinématographiques confère aux lecteurs, la possibilité de se déprendre de toute appréciation hâtive visant à considérer les films du cinéaste italien comme passéistes pour apprécier, avec acuité et contentement, une œuvre marquée par la volonté de dénoncer les travers de son époque, et de représenter distinctement et dignement « les petites gens, les travailleurs manuels, les visages et corps abîmés… ». Entretien avec l’autrice d’un ouvrage à diffuser urgemment auprès de tous les amoureux du septième art.

Vous avez récemment publié aux éditions Hermann, un ouvrage probant (Archaïsme et impureté – Les écarts de Pasolini, Paradjanov et Oliveira) consacré entre autres à la singularité esthétique du cinéma de Pier Paolo Pasolini. Quelle est la genèse de ce texte ?

Alice Letoulat : Il s’agit de la réécriture de ma thèse de doctorat, soutenue en 2018 et intitulée D’un archaïsme moderne : enjeux esthétiques et politiques de l’« impureté » chez Pier Paolo Pasolini, Manoel de Oliveira et Sergueï Paradjanov. Pour mener à bien cette réécriture, il a fallu raccourcir de manière assez conséquente le texte et en adapter la forme et l’expression, puisqu’il ne s’agissait plus de s’adresser à un public exclusivement universitaire. Ma réflexion ayant aussi évolué, j’ai procédé à la réécriture de certains passages, tandis que d’autres sont inédits. J’ai notamment tenu à insérer davantage d’analyses de détails, à partir desquelles se développe ma réflexion.

Votre livre met l’accent sur les notions d’archaïsme et d’impureté pour mettre en exergue la modernité, la richesse et le caractère politique de son œuvre. Pourquoi ?

Alice Letoulat : Je suis spécialiste d’esthétique du cinéma : je m’intéresse à la manière dont les films « parlent », à la façon dont ils s’expriment. Or, l’expression cinématographique, en tant qu’elle donne lieu à des représentations, s’accompagne d’un discours politique, plus ou moins explicitement formulé. Filmer les « petites gens », par exemple, c’est les autoriser à apparaître sur l’écran et donc contredire leur exclusion sociale.
Cette articulation entre forme et discours est particulièrement prégnante chez Pasolini (mais aussi, et entre autres, chez ses confrères Oliveira et Paradjanov) : la modernité singulière de son cinéma (et de sa production littéraire) s’accompagne d’un discours véritablement émancipateur en ce qu’il confère aux êtres filmés la dignité et la force dont le monde social les prive.

Justement, la lecture du livre permet de comprendre le caractère social de son œuvre. Son souci de représenter distinctement et dignement le groupe (et non la masse) avec ses richesses, ses traditions et les effets du déracinement sur ses membres, tout comme leur aliénation par les régimes fascistes et le capitalisme. Le réalisateur dresse d’ailleurs un parallèle entre ces deux systèmes…

Alice Letoulat : Parmi les nombreux textes à vocation polémique qu’a écrits Pasolini, ceux qui analysent ce « nouveau fascisme » sont particulièrement connus. Dans les années soixante-dix, en particulier en Italie, Pasolini craint la résurgence du fascisme sous une nouvelle forme, plus insidieuse et donc plus difficile encore à combattre que ne l’avait été sa forme « historique » (mussolinienne). Contemporain de l’émergence de la société de consommation qui transforme tout en objet, même les corps, Pasolini y voit une manière détournée de contrôler les populations occidentales, auxquelles on « vend » une liberté de façade. Cette analyse de l’évolution idéologique des sociétés occidentales capitalistes anticipe les développements à venir du libéralisme économique, et irriguait les productions de l’époque. Si Salò ou les 120 Journées de Sodome en est l’illustration la plus explicite, on retrouve une inquiétude similaire chez un compatriote de Pasolini, Luchino Visconti, par exemple dans Violence et passion (1974).

Comment expliquer les réactions parfois hostiles qu’a rencontrées le cinéma de Pasolini ?

Alice Letoulat : D’abord connu comme écrivain, Pasolini a été toute sa vie une personnalité publique, n’hésitant pas à prendre la parole (et la plume) pour évoquer l’actualité. À ce titre, il n’est pas surprenant qu’il ait pu susciter l’hostilité, d’autant plus que Pasolini adoptait parfois des positions explicitement polémiques. Cela a notamment été le cas sur l’avortement. Une lecture attentive du fameux texte qu’il y a consacré montre que sa position consistait en fait à défendre la contraception : l’aspect du débat sur lequel il s’est exprimé était le contrôle des naissances, la dimension féministe de la question de l’avortement ne l’ayant visiblement pas intéressé.
En ce qui concerne la production littéraire et cinématographique de Pasolini, on remarque qu’elle a pu être victime d’accusations contradictoires, en fonction des publics : jugée provocante pour les conservateurs, elle pouvait être perçue comme passéiste, voire réactionnaire, par certaines franges de la gauche. L’Évangile selon Matthieu en est un bon exemple, le film s’étant attiré des reproches de la part du public catholique comme du public marxiste. La singularité de Pasolini est ainsi perceptible à partir des réceptions parfois paradoxales de ses films qui ont contribué à souligner les contradictions de leur temps. Le film le plus emblématique à ce titre est sans doute Théorème, qui a provoqué le rejet des Cahiers du cinéma mais a bénéficié d’un accueil positif de l’Office catholique du cinéma qui en a fait le lauréat (certes éphémère) de son prix.

La production littéraire et cinématographique de Pasolini a effectivement été jugée passéiste souvent, voire réactionnaire en raison notamment d’un « retour formel et thématique vers un passé primitif1 ». Sous votre plume, on s’aperçoit que cette démarche visait simplement à repenser le langage cinématographique en explorant différentes possibilités…

Alice Letoulat : C’était en effet l’un des enjeux de ma thèse : observer comment cette apparente contradiction qui caractérise le cinéma de Pasolini, partagé entre modernité et tentation du retour archaïque, n’en est pas vraiment une, mais définit au contraire une facette de la modernité esthétique. Celle-ci contient en elle la conscience de sa propre limite, de sorte que de nombreux « modernes » (Baudelaire, par exemple) sont aussi en même temps ce qu’Antoine Compagnon appelle des « anti-modernes », des modernes contrariés, méfiants, soupçonneux. Le cas de Pasolini permet d’aller au-delà du seul rejet de la modernité pour identifier une démarche consciente, celle du retour archaïque que l’on peut également reconnaître chez les peintres dits « primitivistes ». J’ai aussi eu le souci de m’intéresser à ce qui pouvait constituer une possible cohérence idéologique dans ce choix à la fois archaïque et moderne, en adoptant une démarche résolument esthétique qui prenne en compte les enjeux politiques portés par les choix formels.

Vous vous intéressez aux relations qu’entretient le cinéma avec les autres arts et notamment avec le théâtre, qui a pu être considéré comme un rival dangereux du cinéma par ses premiers défenseurs. Pouvez-vous revenir sur ce débat définitionnel ?

Alice Letoulat : Aujourd’hui, on trouvera peu de monde pour refuser au cinéma le statut d’art. C’est pourtant une fausse évidence, et une définition historiquement située : le cinéma n’a pas toujours été considéré comme un art. Une partie de mes travaux porte sur cette question : comment s’est construite la définition du cinéma ? À la lecture de textes rédigés lors des premières décennies d’existence du cinéma, on s’aperçoit qu’il a fallu attendre plusieurs années avant que cette invention nouvelle ne soit véritablement pensée, c’est-à-dire transformée en objet pour la pensée, puis qualifiée d’« art ». Je ne peux pas revenir ici sur le détail de cette histoire, mais ce cadrage contextuel est indispensable pour comprendre les relations parfois conflictuelles qui unissent le cinéma et les autres formes expressives.
En effet, les premiers défenseurs du cinéma comme art se sont efforcés d’en définir la singularité par opposition aux autres formes expressives plus anciennes et mieux considérées, au premier rang desquelles la littérature et le théâtre. Les formes jugées trop « théâtrales » (le terme est souvent employé comme synonyme d’« artificielles ») étaient ainsi rejetées par les cinéastes les plus avant-gardistes. À terme, cette volonté de définir les moyens expressifs propres au cinéma a contribué à en défendre la valeur artistique et a autorisé de riches expérimentations. Mais la définition « anti-théâtrale » du cinéma a aussi nourri des discours plus conventionnels qui ont restreint ses possibilités.
C’est ainsi que l’on peut dire qu’il existe sur le cinéma des discours essentialistes qui, en tant que tels, confondent sa nature et sa qualité, de sorte qu’un film qui adopterait pour lui-même des marqueurs formels trop « théâtraux » (fixité et frontalité par exemple, en vertu d’une définition elle-même réductrice du théâtre) serait jugé négativement.
Il convient de rejeter de tels discours qui enferment les formes dans des définitions cloisonnées, loin de toute inventivité. Les films sur lesquels je travaille ont justement la particularité d’inscrire leur forme dans une conception poreuse des rapports entre les arts.

Outre votre ouvrage, vous avez consacré un mémoire de master ainsi qu’une thèse doctorale au cinéma de Pasolini. Qu’est-ce qui vous plaît dans son œuvre ?

Alice Letoulat : J’ai découvert le cinéma de Pasolini avec L’Évangile selon Matthieu, Accattone et Médée, vus en une seule journée, à 16 ans, dans le cadre de la rétrospective que lui consacrait le Festival Premiers Plans, à Angers. Ce n’est pas facile de déterminer pourquoi son cinéma m’a marquée à ce point, mais je me souviens avoir été frappée par le mélange de douceur et de brutalité qui émanait de ses films. Quinze ans plus tard, je trouve que c’est toujours une définition assez pertinente de son cinéma auquel j’ai effectivement consacré un certain nombre de textes. Ce n’est pas évident, d’ailleurs, d’adopter un regard analytique sur un objet qui nous plaît tant, mais l’œuvre de Pasolini se prête bien à cette double réception, sensible et cérébrale. Là encore, ce pourrait être une bonne façon de qualifier son cinéma.

Quid de sa littérature ?

Alice Letoulat : En France, Pasolini a d’abord et longtemps été connu comme cinéaste, au point que l’on a parfois tendance à oublier qu’il était aussi un grand écrivain. C’est d’ailleurs sa première pratique artistique, qui témoigne de son souci de faire entendre la voix de celles et ceux qu’on n’entend pas, en faisant droit à leur langue en voie d’effacement : les poésies en frioulan de Pasolini sont ainsi célèbres, de même que le goût du cinéaste-écrivain pour l’argot des quartiers populaires romains. Il n’est ainsi pas étonnant que la littérature occupe une place importante dans le cinéma de Pasolini, qui a souvent pratiqué la double écriture (un film peut connaître une « version » romanesque). Beaucoup de ses films ont une source littéraire (Médée, Œdipe Roi, L’Évangile…). La relation littérature-cinéma repose chez Pasolini sur un procédé analogique qui permet au cinéaste de prendre en compte l’histoire de la réception du texte dans le film. Il en va ainsi de son Carnet de notes pour une Orestie africaine, projet de film qui transpose L’Orestie d’Eschyle dans l’Afrique post-coloniale et confronte le monde contemporain aux questions transhistoriques portées par de tels récits antiques.

Vous recourez également à la littérature pour raffermir adéquatement vos réflexions dans le livre. Quelle place occupe-t-elle dans votre parcours ?

Alice Letoulat : Il se trouve que la littérature est l’un de mes autres centres d’intérêt, au point que j’ai d’abord fait des études littéraires ; je suis même certifiée de lettres modernes ! La littérature m’a toujours accompagnée même lorsque j’étais encore jeune car il y a toujours eu beaucoup de livres chez moi (mes parents étaient enseignants). Jeune, j’ai beaucoup lu Jules Verne dont j’aimais les récits d’aventure. Je lisais aussi beaucoup de poésie, et notamment Rimbaud, qui est resté mon poète préféré depuis l’adolescence. J’ai longtemps été une grande admiratrice de Flaubert, mais le cynisme de son œuvre me séduit moins désormais, et je lui préfère l’élan politique et épique de Victor Hugo. Depuis quelques années, je me passionne pour la littérature sud-américaine, que je connaissais assez mal. Je conseille notamment la lecture des nouvelles de Jorge Luis Borges, ou encore de Cent ans de solitude (1965) de Gabriel Garcia Marquez, monument de la littérature colombienne devenu mon roman préféré.

Qu’en est-il du cinéma ? Quels sont vos cinéastes préférés ?

Alice Letoulat : J’ai des goûts assez éclectiques : j’aime beaucoup le cinéma classique hollywoodien – surtout le cinéma d’aventure –, ce qui peut paraître surprenant dans la mesure où mes travaux portent sur des cinématographies plus contemporaines et dites « d’auteurs ». Il me semble important d’être capable de garder en tête ce que l’on attend d’un film, afin de ne pas tout juger à l’aune des mêmes critères (qui peuvent ne pas être toujours pertinents). C’est ainsi que l’on peut se forger un goût qui laisse de la place au plaisir, sans renoncer à découvrir de nouveaux territoires narratifs et formels. C’est d’ailleurs pourquoi je suis toujours allée régulièrement au cinéma découvrir les films de l’actualité, tout en ayant un goût plus particulièrement marqué pour les cinémas européens de la période dite « moderne », par exemple Pasolini.

Des projets en cours ?

Alice Letoulat : Mes recherches portent sur les voies déviées empruntées par l’histoire des formes filmiques : c’est cette constance de la déviation – hors du centre, hors de la norme, hors de l’attendu – qui attire mon attention dans le cinéma moderne (Pasolini, Oliveira, Paradjanov, Visconti. Bresson…) et contemporain (Bong, Mendonça Filho, Kaurismäki…). J’ai ainsi récemment contribué à la revue Histoire de l’art (Limites : méthodes et discipline, Histoire de l’art, n° 89, 2022) en y présentant le cas du Soulier de satin, le film (1985) très singulier qu’Oliveira a réalisé à partir de la pièce non moins singulière de Claudel ; j’ai également écrit un texte consacré à l’éclatement des espaces urbains dans les fictions filmiques contemporaines, pour un ouvrage collectif canadien (Ici et ailleurs : les représentations de la ville dans la fiction contemporaine, Montréal, Lévesque, paru en octobre 2022). Je prépare actuellement un article sur les débordements carnavalesques de The Thing (1982), de John Carpenter, dans le cadre du numéro que la revue Éclipses consacrera bientôt au cinéaste américain.

1Archaïsme et impureté – Les écarts de Pasolini, Paradjanov et Oliveira, Alice Letoulat.

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