Elsa Fottorino : « Écrire répond à la question : comment exister ? »

Elsa Fottorino © F. Mantovani

Journaliste spécialisée en musique classique, Elsa Fottorino a publié quatre ouvrages dont « Parle tout bas », texte saisissant sur le parcours d’une jeune femme (son double littéraire) ayant vécu un viol à dix-neuf ans. Plusieurs mois après la parution de cet opuscule nommé aux grands prix automnaux, elle retrace pour Hans & Sándor son amour de la littérature et son besoin d’écrire pour « conjurer les douleurs par la justesse d’une phrase, d’un mot, du verbe ». Entretien avec une autrice de talent.

Pourquoi écrivez-vous ?

Elsa Fottorino : Je crois que j’écris pour être libre. En tout cas, pour en avoir le sentiment. Celui d’échapper au réel et de pouvoir le transformer. Pour conjurer les douleurs par la justesse d’une phrase, d’un mot, du verbe. Pour conjurer l’ignorance qui nous rend vulnérable. Pour améliorer la vie. Rechercher l’enchantement. Me débarrasser d’une violence poisseuse. Pour faire porter ma voix – parfois trop discrète – un peu plus haut, la faire entendre un peu mieux. Quoi qu’on écrive, on s’expose. C’est une manière d’appartenir à cette société, de se tenir devant elle et de dire : voilà qui je suis et je n’ai pas honte.

À l’exception de Parle tout bas, vos trois premiers livres racontent le parcours de jeunes femmes incommodées en quête de libertés. D’où vous vient ce besoin de relater dans chacun de vos livres la vie et les fêlures de personnages féminins en construction ?

Elsa Fottorino : J’ai toujours éprouvé cette injonction de devoir m’affranchir de quelque chose. De quoi précisément ? J’éprouve depuis l’enfance certaines formes de contraintes sociales, scolaires, professionnelles comme inacceptables tout en reconnaissant leur nécessité. Il y a cette révolte en moi. Ce constant désir d’émancipation. De tricher avec la norme. Mes personnages expriment ce hiatus. Comme un frottement harmonique. Le viol que j’ai subi à 19 ans n’a fait que renforcer cette quête immense de liberté et il a rendu encore plus impérieux le désir d’écrire. Les trois romans qui ont précédé Parle tout bas m’ont permis précisément d’écrire ce texte. D’aller vers l’expression d’une intériorité que je m’interdisais jusqu’alors. L’écriture est pour moi un chemin d’émancipation personnelle, une émancipation de cette violence dont je porte la trace.

L’écriture vous a-t-elle permis de vous débarrasser de cette violence ?

Elsa Fottorino : Elle m’a permis d’atténuer son expression qu’est la douleur, je crois. Mais cette douleur reste un capital inépuisable dans lequel je creuse pour écrire. À présent, avec Parle tout bas, je me sens délivrée d’un secret, du silence. J’ai franchi une étape à la fois personnelle et dans l’écriture. J’ai envie à présent d’explorer d’autres formes littéraires.

Vous citez souvent Marguerite Duras, Simone de Beauvoir et Francis Scott Fitzgerald comme étant des auteurs figurant dans votre panthéon littéraire. Qu’est-ce qui vous plaît dans leurs littératures ?

Elsa Fottorino : Si je devais vraiment citer qu’une, ce serait Marguerite Duras car c’est elle qui m’accompagne depuis mes 15 ans. C’est une auteure qui m’a bouleversée, car je trouve qu’elle a le génie de la phrase. Elle écrit comme on fait vibrer les silences. Elle atteint cette chose inouïe, impalpable, de la littérature, sans sujet parfois. La littérature donnée à l’état pur, le langage donné à l’état pur qui nous révèle des états de conscience extrêmement précis tout en étant parfois dans un flou temporel, une dimension totalement impalpable. C’est sa force magistrale. Elle fait surgir des images là où on ne les attend pas. J’ai toujours été saisie par cette humanité profonde qu’elle fait émerger à la surface d’un visage, à la pointe d’un mot. Ses textes sont inépuisables. Le Ravissement de Lol V. Stein est l’un de ses livres que j’ai lu cinq ou six fois sans jamais arriver à saisir les personnages. Ils échappent constamment à notre jugement. On ne peut pas les enfermer dans des « types ». Rien n’est prédéterminé dans leurs actions. Ni dans l’écriture d’ailleurs. C’est ce que je trouve extraordinaire : elle laisse toujours surgir l’inattendu. C’est une leçon d’écriture. Pour écrire vraiment, il faut être capable de prendre ce risque-là, de se perdre. Pas seulement de s’exercer à faire des gammes dans une construction prévue d’avance.

Quid de Samuel Beckett cité en épigraphe dans Parle tout bas ?

Elsa Fottorino : Dans L’Innommable, son ouvrage que je cite dans Parle tout bas, le personnage qui exprime ce monologue est un être piégé à l’intérieur de lui-même. Un être complètement évaporé, rendu à l’état de pure conscience. À l’état de langage. À l’absurdité parfaite de l’existence. Nous sommes tous parfois confronté à cette absurdité, à une quête de sens. Quand j’ai vécu ce viol qui a été une tragédie dans ma vie, ce que j’ai ressenti, c’était justement l’absurdité. La vanité de l’existence, la facilité avec laquelle elle disparaît et nous avec. C’est la donnée élémentaire de la vie. Et quand on vit des expériences aussi extrêmes qu’un viol, on en éprouve tous ses contours de façon très nette. Puis, le quotidien revient mettre sa patine et faire diversion. Avec des histoires qu’on se raconte, des récits qu’on invente, des discours qui se structurent avec un début, un milieu et une fin, et qui nous rassurent.

Dans cet opuscule paru en 1963 aux Éditions de Minuit, Samuel Beckett continua un travail formel débuté dans Molloy et Malone meurt en effaçant « progressivement tous les repères traditionnels du récit, qu’ils fussent externes (parties, chapitres, paragraphes) ou internes (personnages, lieux, épisodes), pour céder la place aux propos de moins en moins contrôlés d’une voix venue d’on ne savait où1 ». Ce travail formel se perçoit aussi dans vos livres. La forme précède-t-elle l’écriture chez vous ?

Elsa Fottorino : Elle est indissociable du travail littéraire. C’est un travail colossal mais à l’arrivée, le résultat doit être naturel, que le lecteur se dise « ça coule de source, j’aurais pu l’écrire ». Chaque livre que j’écris est un livre qui me traverse et qui contient sa forme propre, ses exigences singulières. Souvent, je trouve cela antinaturel de commencer une histoire par le début. Parce que je ne perçois pas l’existence de cette manière. La vie est fragmentée, morcelée. On est hanté par un passé, des projections d’avenir ; le présent est constamment pris dans la griffe de temporalités multiples. Écrire pour moi, ce n’est pas refléter la matérialité de la vie, c’est autre chose. Exprimer tout ce qu’on ne perçoit pas, qu’on ne dit pas, révéler l’invisible.

L’ironie, c’est aussi un moyen de défense, une attitude devant la violence du monde. C’est la force d’avoir un sourire en coin et de rire à la barbe de la souffrance.

Elsa Fottorino

Qu’en est-il de l’ironie ?

Elsa Fottorino : L’ironie, c’est une manière d’alléger la gravité de l’existence. De trouver une distance critique et une certaine forme d’humour. Par exemple, dans Parle tout bas, l’ironie est salvatrice. Le rire s’invite à la table de l’horreur. Et puis c’est quelque chose qui permet de faire passer certains messages sans que le livre ne ressemble à un slogan politique. L’ironie m’a servi de levier pour dénoncer les choses de façon nuancée, notamment les manquements auxquels on peut être confronté dans les procédures judiciaires, en particulier dans les affaires de viol. Par exemple, quand ce policier me téléphone pour me parler de l’ADN en me disant, « on ne peut pas dire qui c’est, mais qu’on peut dire qui ce n’est pas », c’est une phrase qui donne envie de sourire. L’ironie, c’est aussi un moyen de défense, une attitude devant la violence du monde. C’est la force d’avoir un sourire en coin et de rire à la barbe de la souffrance.

Et la musique ?

Elsa Fottorino : La musique a imprimé en moi une pulsation, ce mouvement immuable au-dessus duquel tout est possible et sans lequel rien ne tient. Sans cette pulsation, tout se délite. À ne pas confondre avec le rythme qui définit la vitesse de cette pulsation. C’est quelque chose d’organique, d’inexorable, qui s’éprouve de l’intérieur. C’est cette même pulsation que je recherche dans l’écriture, c’est elle qui donne sa nécessité au livre, c’est, je crois, la force de vie.

Comment font les gens qui n’écrivent pas ? C’est ça la question que je me pose. Comment font-ils pour tenir debout ? Écrire répond à la question : comment exister ?

Elsa Fottorino

Comment qualifieriez-vous votre travail littéraire ?

Elsa Fottorino : J’ai toujours le sentiment de porter quelque chose de l’ordre de l’urgence, à savoir comment transposer l’intime dans l’ordre de l’universel. Exprimer l’intériorité de la façon la plus juste. C’est la justesse qui m’intéresse. Cette émotion de douleur ou de plénitude qui perce le cœur. Jusqu’à présent, j’ai écrit des livres qui étaient très intimes, sur des situations de passage de l’enfance à l’âge adulte, des situations d’états amoureux et passionnels, de maternité, une puissance de vie qui nous appelle. Il fallait que ces états puissent être vécus dans leur vérité par le lecteur. Comme un surplus d’expérience.

Que représente pour vous l’acte d’écrire ?

Elsa Fottorino : Comment font les gens qui n’écrivent pas ? C’est ça la question que je me pose. Comment font-ils pour tenir debout ? Écrire répond à la question : comment exister ? Comment continuer à accepter cette vie qu’on nous propose ? En écrivant.

Et la littérature ?

Elsa Fottorino : C’est la vie. Indissociable.

1 L’Adieu à la littérature. William Marx.

Fasséry Kamissoko