Parmi les trois notions qui forment la devise française, la liberté est celle qui unit exemplairement les « Clandestines de l’Histoire ». Ces femmes artistes et engagées qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, pour la défense de l’Égalité entre les êtres, la Résistance et l’Art. L’Art pour s’affranchir des préceptes moraux et idéologies discriminantes qui faisaient florès à leurs époques respectives.
Auteure et illustratrice de bande dessinée, Catel Muller se consacre depuis plusieurs années à la réhabilitation de ces femmes et de leur parcours, dans des romans graphiques ambitieux et foisonnants, qui permettent aussi de (re)découvrir, inlassablement, les grands moments de notre Histoire. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?
Catel Muller : J’ai toujours dessiné. Que ce soit à la maison ou chez mon grand-père libraire qui avait une grande table ronde, du papier et des crayons de toutes les couleurs. Je dessinais pendant qu’il lisait. Après, il collait mes dessins dans des carnets. C’était un moment d’apaisement pour moi. Durant toute ma scolarité, dessiner a été une soupape de bien-être puisque l’école me pesait. C’est le dessin qui me permettait de m’exprimer, notamment en classe. Jusqu’au jour où j’ai été surpris en seconde par le prof de maths que je caricaturais en cochon. C’était affreux puisque j’étais prise la main dans le sac. Il a convoqué mes parents qui se sont confondus en excuses et leur a tendu le dessin en leur expliquant que ça ne servait à rien de me garder en maths puisque j’avais un talent artistique. Grâce à lui, mes parents ont compris qu’il pouvait y avoir une autre option pour moi parce que dans notre famille, il y avait plutôt des scientifiques. C’est grâce à ce prof qu’il y a eu une remise en question et j’ai pu envisager une carrière artistique après des études aux Arts décoratifs de Strasbourg.
Depuis plusieurs années, vous consacrez des romans graphiques à des femmes fortes et engagées, dont les parcours et les œuvres furent longtemps mésestimés ou méconnus. Comment ce travail de réhabilitation est-il né ?
Catel Muller : De façon empirique, parce que ce n’était pas du tout un projet réfléchi mûrement de travailler sur ces femmes formidables. D’autant plus qu’au début des années 2000, personne ne parlait de ce sujet. Il y avait pourtant nécessité ! C’est aujourd’hui qu’il est à la mode. Avant ces « bio graphiques », j’avais travaillé avec Véronique Grisseaux sur les aventures de Lucie, une trentenaire émancipée. Une Bridget Jones avant l’heure. Ce livre, paru dans la collection Tohu-bohu aux Humanoïdes Associés, a rencontré un joli succès. Casterman nous a alors proposé de continuer la série en couleur. C’était déjà un pas dans l’histoire des femmes même si c’était une fiction. Ensuite, il y a eu avec Christian de Metter, Le sang des Valentines. L’histoire du dédoublement d’une femme dans une situation historique de guerre. Ce livre, pour lequel nous avons obtenu le Grand Prix du public à Angoulême, m’a permis de sortir des anecdotes quotidiennes que je racontais avec Lucie et de situer un personnage dans la grande Histoire. C’était stimulant.
C’est à ce moment que j’ai rencontré José-Louis Bocquet qui a bien compris ce que j’avais envie de faire. C’est-à-dire raconter des histoires particulières de femmes dans la grande Histoire. Pourquoi pas des histoires vraies ? C’est lui qui m’a parlé de Kiki de Montparnasse qui était peu connue alors qu’elle était une star dans les années 1920 à Paris. On venait du monde entier pour voir la tour Eiffel et Kiki de Montparnasse. Elle était le modèle de la photographie du Violon d’Ingres de Man Ray qui a été la carte postale la plus vendue au monde. José-louis m’a apporté une réédition de ses mémoires écrits lorsqu’elle avait seulement trente ans. Elle racontait son histoire qu’elle avait illustrée. On s’est inspiré de cet ouvrage. José-Louis se documentait surtout sur l’univers des Années folles, et la réalité ne cessait de dépasser la fiction. C’est là qu’on a eu envie de raconter cette histoire sous forme de roman graphique pour qu’on ait la chance de retracer toute une vie. En BD, il existait des autobiographies, mais nous avons créé le concept de « bio graphiques ». Le livre a rencontré un succès international qu’on n’avait pas imaginé. Ce qui nous a permis de poursuivre dans cette voie, cela nous plaisait énormément. On a ensuite choisi Olympe de Gouges parce qu’elle représentait la première femme « féministe » de notre histoire de France. C’est elle qui a écrit La déclaration des droits de la femme et de la citoyenne à l’instar de La déclaration des droits de l’homme qui était réservée aux hommes. Une trace indélébile. Il m’a paru évident de parler de cette histoire qui n’était présente dans aucun livre d’histoire. Aujourd’hui, elle est dans tous les programmes scolaires.
Joséphine Baker n’était évidemment pas inconnue. Ce sont ses enfants qui nous ont demandé de travailler sur elle après avoir vu ce qu’on avait fait sur Olympe. On a tout de suite accepté puisqu’on y pensait depuis un moment. Au départ, je ne me sentais pas tout à fait légitime puisque n’étant pas une Noire américaine, je me demandais si je pouvais parler de son vécu. Son fils m’a dit que c’était tout le combat de Joséphine. Tout ce qui comptait pour elle, c’était le talent. Pas la couleur de peau ou la nationalité. Alors nous avons accepté d’aborder ce destin incroyable qui dépasse toute fiction. Quand on a commencé à travailler sur Joséphine, plus personne ne savait ce qu’elle était. Les gens pensaient juste à la star glamour et à la ceinture de banane. Ce qui était assez rétrograde. Son parcours et son engagement dans la Résistance avaient été oubliés. Le fait qu’elle soit panthéonisée aujourd’hui est une consécration pour elle et sa famille bien sûr, mais aussi pour la valeur de nos choix.
C’est alors que Casterman nous a proposé de créer notre propre collection que nous avons nommée « Les Clandestines de l’Histoire ». C’est-à-dire des femmes qui ont marqué l’histoire, mais que l’histoire n’a pas forcément retenue ou mal retenue en mémoire. Pour les remettre en lumière avec leurs destins romanesques, leurs œuvres, leur empreinte. Les inscrire dans la grande histoire sur des plans différents. Ces trois clandestines incarnent d’ailleurs les trois valeurs françaises : Kiki était une farouche représentante de la liberté. Elle s’était affranchie de tous les codes. Olympe incarnait l’égalité, puisqu’elle a écrit La déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Joséphine, quant à elle, symbolise la fraternité avec sa tribu arc-en-ciel. Son expérience n’a jamais été renouvelée. Il y a aussi son combat pour les droits civiques, et l’égalité des droits entre les êtres. C’était une grande humaniste. Alice Guy dont nous avons aussi abordé le parcours incarne la créativité en dépit de tous les bâtons qu’on lui a mis dans les roues. C’est quelqu’un qui s’est toujours réinventé dans le cinéma, qui a toujours trouvé des nouvelles choses dans l’expérimentation de la grammaire cinématographique en noir et blanc. C’est aussi un personnage haut en couleur.
Ces portraits de femmes artistes permettent également de découvrir les grands moments de notre histoire (Révolution française, fin du tsarisme, Deuxième Guerre mondiale, effervescence artistique dans le Paris des Années folles, etc.).
Catel Muller : C’est ma rencontre avec José-Louis Bocquet qui a permis cela parce que, avant, je n’étais pas féru d’histoire. C’est en travaillant sur Kiki de Montparnasse que j’ai commencé à avoir cette passion. Il a fallu l’inscrire dans un contexte historique et donc travailler sur les architectures, les moyens de transport, les costumes en plus de la figure et l’apparence des personnages qui vieillissent et leur langue… J’ai pris énormément de plaisir à faire ce travail parce que ce n’est pas seulement reconstituer un univers historique, mais aussi un univers psychologique, politique, social. C’est vraiment un travail important. Une façon d’approcher l’histoire et de la rendre actuelle, et toujours vivante.
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Vos « bio graphiques » mettent aussi en exergue l’invisibilisation des femmes dans l’histoire, le traitement différencié de leurs œuvres dans les cénacles culturels, la misogynie… Pourquoi avez-vous choisi d’aborder ces différents sujets ?
Catel Muller : J’ai grandi dans une famille très ouverte (un père et une mère féministes) en considérant d’emblée que l’égalité hommes-femmes était acquise. C’est en rentrant dans la vie professionnelle que me sont apparus les écueils, les réactions misogynes, le paternalisme, la violence de certains… C’est une conscientisation qui est venue petit à petit. J’en ai souffert un peu même si j’ai eu la chance d’être protégée par mon éducation et mes rencontres. De pouvoir en parler aussi parce que je pense que celles qui en souffrent ne peuvent pas vraiment en parler. C’est rare. Elles sont souvent dans la survie.
Moi, j’ai eu la chance de me battre à travers d’autres armes que sont l’écriture et le dessin. Mais tout à fait en empathie avec les femmes qui souffrent. Le fait de travailler sur des portraits de femmes fortes qui se sont battues pour nos libertés me fait conscientiser encore plus et m’indigner sur tout ce qui s’est passé avant et tout ce que vivent encore les femmes aujourd’hui, que ce soit ici, en Afghanistan, et dans le reste du monde. Toutes ces injustices et violences ne peuvent que nous mettre en colère. Mais pour pouvoir en parler, il faut être en mesure d’avoir une certaine hauteur et un certain recul afin de faire passer des messages avec calme mais fermeté. Voire même avec de l’humour parfois.
Parmi les auteures que vous aimez figurent Claire Bretécher et Marjane Satrapi. Deux portraitistes de femmes libres et audacieuses. Qu’est-ce qui vous plaît dans leurs œuvres ?
Catel Muller : Marjane Satrapi travaillait sur Persépolis au moment où je travaillais sur Lucie, ma trentenaire humoristique. Ce qu’elle me racontait de sa vie était incroyable. Elle avait connu la guerre, une situation très difficile en Iran. Je me souviens être rentré chez mes parents en leur disant avoir eu une vie nulle et sans problèmes contrairement à elle qui avait plein de choses à dire sur la violence, la guerre. Chez moi, il n’y avait même pas un divorce !C’est alors que ma mère m’a mis la puce à l’oreille en me rappelant le combat de celles qui me permettent aujourd’hui de vivre librement. Ma rencontre avec José-Louis Bocquet a coïncidé avec ce moment : rendre hommage à ces héroïnes de la grande histoire qui parfois avaient tout sacrifié, même leur vie pour nous affranchir. Nous avons réalisé plusieurs portraits de femmes en noir et blanc avec un nombre de pages qui ne soit pas délimité pour ne pas se sentir coincés.
Je recherche comme Marjane Satrapi une écriture personnelle, un récit au réalisme simplifié et expressif qui se lit comme un roman. Art Spiegelman avait ouvert la voie à ce type de narration avec Maus. C’est son récit à elle. C’est ce qui me paraissait intéressant.
Elle avait inventé un langage pour ses personnages, surtout Agrippine qui m’avait marquée. C’était une ado effrontée, loufoque, différente, branchée, libre aussi. Un personnage qu’on n’avait jamais vu.
Catel Muller
Quant à Claire Bretécher, c’est durant mon adolescence qu’elle m’a inspirée. Je lisais plein de BD (Astérix et Obélix de Goscinny, Tintin de Hergé,) au moment où je l’ai découvert en parallèle au journal de BD Pilote dans une planche hebdomadaire du Nouvel Obs. Elle dessinait de façon très légère, sans code préétabli, avec une grande liberté de graphisme et de ton. Elle avait inventé un langage pour ses personnages, surtout Agrippine qui m’avait marquée. C’était une ado effrontée, loufoque, différente, branchée, libre aussi. Un personnage qu’on n’avait jamais vu. Lorsqu’un jour, j’ai vu la tête de Claire Bretécher qui était sublimement belle et sans tabou, je me suis dit que plus tard comme métier : « Je ferai Claire Bretécher ». Elle m’a vraiment inspirée, comme Benoîte Groult dont le best-seller Ainsi soit-elle m’a fait découvrir la condition féminine dans le monde. Ça a été un choc pour moi. Elles sont devenues mes deux égéries et j’ai eu la chance de les rencontrer l’une et l’autre dans la vraie vie et qu’elles me parlent de leur cheminement, leurs pensées, leurs émotions.
Vous êtes la première en France à avoir réalisé la biographie d’une personne vivante (Benoîte Groult) en bande dessinée. Comment ce projet est-il né ?
Catel Muller : C’était effectivement la première fois qu’on travaillait sur la biographie d’une personne vivante en bande dessinée. Depuis, il y en a eu d’autres. Ce qui est assez incroyable avec ce livre, c’est que je retrace la vie de cette grande écrivaine qui me raconte son parcours dans un monde en constante évolution qu’elle commentait en direct. J’ai récidivé avec Le roman des Goscinny paru en 2019 puisque j’ai associé Anne Goscinny à ma narration dans le livre consacré à son père. Je me suis mis en situation avec elle qui me raconte aussi son vécu de très jeune orpheline qui a dû porter l’héritage de son père. C’est une sorte d’enquête et de vie partagée avec mes héroïnes.
L’enfance a une place importante dans votre œuvre. Quelle en est la signification ?
Catel Muller : Je pense que tout se joue dans l’enfance. C’est un quart de notre vie normalement. On ne peut pas l’escamoter. C’est la période où on se découvre, on se construit avec nos rêves et nos envies. Toutes les émotions sont très fortes. On découvre le monde. On tombe amoureux. On est souvent en colère… Lorsque l’on grandit, on se souvient toujours de son enfance puisqu’on se demande si on a réalisé nos rêves, nos vœux d’enfance. On vit tous en fonction de notre enfance. Si on ne connaît pas celle des personnages, on ne les comprendra jamais assez.
Et les lettres (omniprésentes dans vos livres, notamment dans Le Sang des Valentines) ?
Catel Muller : Mes héroïnes sont des personnages historiques. Des femmes de lettres souvent qui ont existé à une époque où il n’y avait pas d’ordinateur. La tendance était de communiquer avec le papier et la plume. Ce n’est pas étonnant qu’elles écrivent puisqu’elles ont toutes eu un rapport avec la littérature. J’ai dans mes documents des vraies lettres avec leurs écritures que j’ai reproduites dans les « bio graphiques », car ça renseigne beaucoup sur leur personnalité. Certes, il y a le contenu de ces lettres (leur vie, leur parcours, leurs expériences) qui est primordial, mais il y a aussi le graphisme de leur écriture qui raconte quelque chose d’elles (dynamisme, tension, psychologie…).
Pour représenter l’architecture en BD, il est important de donner une lisibilité : j’ai dessiné le château des Milandes en vue aérienne ce qui est impossible en réalité parce que, aujourd’hui, on ne voit rien.
Catel Muller
Vous portez dans vos illustrations une attention particulière à la perspective qui apparaît sous différentes formes…
Catel Muller : Je tords et déforme très souvent la perspective. Je fais parfois des vues impossibles, mais qui donnent l’illusion d’être possibles. Je ne suis pas une dessinatrice virtuose. Je dessine de façon spontanée et j’ai tendance à dessiner « faux » si on parle de réalisme. C’était souvent l’objet des discussions que j’avais avec mon ami Moebius qui me rassurait lorsque déprimée, je lui disais que je ne dessinais pas assez bien, pas assez juste, et précis. Il me disait que le plus important n’était pas de dessiner vrai, mais juste. C’est ce qu’on appelle bien dessiner. Ce qu’il voulait dire par dessiner juste, c’était le fait que l’on y croit. Car il y a des gens qui dessinent très bien avec les bonnes proportions, mais c’est raide et pas vivant. Or ce qu’il fallait, c’était donner vie aux dessins, en allongeant un bras, en faisant une perspective déformée, en dessinant une voiture qui ne roule pas vraiment. L’essentiel, c’était que ce soit juste. C’est-à-dire faire croire aux lecteurs que c’est possible. Qu’on ne se pose pas la question en réalité et en plus, c’est ce qu’on appelle le style.
Pour représenter l’architecture en BD, il est important de donner une lisibilité : j’ai dessiné le château des Milandes en vue aérienne ce qui est impossible en réalité parce que, aujourd’hui, on ne voit rien. Il y a des arbres partout, les choses sont un peu disséminées, reconstruites… J’ai recréé une perspective avec le château d’un côté, le cabaret d’un autre, la piscine, la ferme, l’hôtel… pour montrer que ce n’était pas seulement un château qu’avait Joséphine mais un univers, un véritable univers. Elle s’était fabriqué une sorte de cité idéale avec des zones destinées à des activités très précises telles que l’agriculture, le tourisme, l’art, le sport, l’hôtellerie…. Une perspective déformée me permettait de montrer comment fonctionnait son village de la fraternité universelle. Il n’y a qu’un dessin qui puisse faire ça. En plus, j’ai rajouté un aigle dessus.
Comment qualifierez-vous votre style ?
Catel Muller : Ce serait aux autres de le qualifier puisque c’est une écriture personnelle. En plus, je fais quelque chose qui est dangereux graphiquement. C’est-à-dire qu’à chaque fois que je commence un livre sur un personnage, je m’imprègne de l’univers graphique de l’époque du personnage. Pour Kiki de Montparnasse, je pensais à l’école de Paris avec les dessins et la plume très déliée à la Cocteau. Quand j’ai travaillé sur Olympe de Gouges, c’étaient les gravures du 18e siècle avec des croisillons. Pour Joséphine Baker, c’était plus expressionniste avec un penchant pour l’art nègre, l’art brut, avec des noirs et blancs très tranchés. Pour Alice Guy, c’était un peu la Belle époque donc un trait très rond avec des volutes et des structures graphiques horizontales et verticales. Le danger, c’est de perdre sa propre écriture en se moulant au style de l’époque. J’espère que j’ai gardé ma constante envers et contre tout et qu’elle transparaît en dépit de ces influences.
Considérez-vous la bande dessinée comme étant de la littérature ?
Catel Muller : Ce n’est pas de la littérature. C’est le Neuvième Art. C’est un art bien en soi qui se différencie de la littérature et du cinéma même si elle est un peu entre les deux. C’est un art qui a une puissance extraordinaire différente des autres. D’ailleurs, Benoîte Groult, qui disait au départ ne rien aimer de la bande dessinée, m’a avoué au bout de quelques années adorer le roman graphique. Elle a surtout adoré être l’héroïne du livre Ainsi soit benoite Groult !Dans sa jeunesse, elle n’avait connu que Bécassine, une petite bonne sans bouche et un peu idiote. C’était difficile pour une jeune fille de se projeter dans ce type d’héroïne. Je lui ai fait découvrir les livres d’Art Spiegelman et de Marjane Satrapi qui l’ont beaucoup intéressée. Par ailleurs, elle aimait beaucoup mes dessins et elle s’est rendu compte qu’associer les dessins aux mots avait un pouvoir différent de celui de la littérature. Parfois, un petit dessin valait mieux qu’un long discours. On a eu ce problème avec Claire Bouillac quand il a fallu adapter La princesse de Clèves en bande dessinée. On voulait absolument garder la langue de Mme de La Fayette, mais en même temps, il fallait raccourcir, simplifier. C’est ce qui faisait peur à Benoîte Groult. Elle disait que la bande dessinée simplifiait, formatait, réduisait la pensée dans des cases et dans des bulles. Pour notre grand bonheur, il y avait énormément de descriptions dans La Princesse de Clèves et elles pouvaient être remplacées par une image. Par exemple, lorsque Mme de La Fayette utilise cinq pages pour décrire un château et le style vestimentaire des gens, nous utilisons un dessin pour représenter cela. On a pu se concentrer rapidement sur les dialogues et récupérer la langue au plus proche de celle de Madame de La Fayette. Voilà pourquoi la bande dessinée a une force spécifique à elle. Elle est vraiment un art. Un art tout à fait reconnu aujourd’hui. C’est le Neuvième Art.
Aujourd’hui, la bande dessinée est devenue un endroit où la liberté d’expression est extrêmement forte.
Catel Muller
Quel est l’avenir de cet Art à l’ère du numérique ?
Catel Muller : Nous sommes dans une ère incroyablement riche. C’est un peu l’âge d’or de la bande dessinée parce que, aujourd’hui, on arrive à un sommet de possibilités de création dans tous les sens. On peut faire du roman graphique, du manga, de la bande dessinée réaliste, du polar, du voyage, de la caricature… On peut partir dans des mondes imaginaires différents : science-fiction, dystopie, heroic-fantasy. Tout existe. Tous les styles et formats sont possibles. Pendant trois ans, j’ai été présidente du CNIL. À chaque fois, je voyais des projets de bande dessinée incroyables et innovants sur le style et le sujet. Le monde change et les jeunes sont extrêmement réceptifs à ces changements, aussi bien artistiquement que technologiquement. Je trouve que c’est d’une richesse inouïe. Il n’y a plus de tabou ni de censure comme les ont connu certains auteurs dans les années soixante. Au début des années deux-mille, je m’autocensurais un peu puisqu’il y avait des choses qui ne se faisaient pas ou qu’on ne comprenait pas. Aujourd’hui, la bande dessinée est devenue un endroit où la liberté d’expression est extrêmement forte. Et puis, il y a cette chance de travailler, ou pas, en équipe. À une ou deux personnes, vous pouvez fabriquer un livre. Et même dans des conditions souvent difficiles, les projets peuvent se faire à très bas coût. Voilà pourquoi il existe tant de diversité et de richesses. Le revers de la médaille est qu’il y a tellement de choses qu’il est difficile de les vendre parfois. Il y a une paupérisation du métier. Et peu de personnes parviennent à vivre de leurs productions.
Des projets en perspective ?
Catel Muller : Je continue sur ma lignée de livres consacrés aux Clandestines de l’Histoire. Avec José-Louis Bocquet, nous travaillons sur un portrait d’Anita Conti, la pionnière de l’écologie. Une femme française d’origine arménienne qui a eu un destin semblable à celui de mes autres héroïnes, mais un peu oublié. Tout le monde connaît le commandant Cousteau et Greenpeace, mais peu connaissent la « Dame de la mer ».