« Darna », la maison familiale de Zineb Benjelloun

Zineb Benjelloun © DR

La protagoniste du livre de Zineb Benjelloun n’est nulle autre que Darna, la maison ayant appartenu pendant plusieurs décades à sa parentèle au Maroc. Darna, c’est aussi le témoin oculaire des moments de joie et de tristesse de la famille Benjelloun, notamment de la narratrice qui porte un regard sociologique sur les siens ainsi que sur les changements introduits dans la société marocaine pendant et après la colonisation. Entretien avec Zineb Benjelloun.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Zineb Benjelloun : J’ai fait des études secondaires en arts plastiques et en cinéma documentaire en France, avant de rentrer au Maroc et de travailler pour une chaîne de télévision.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Zineb Benjelloun : Je n’ai jamais vraiment arrêté de dessiner, j’ai toujours aimé ça. Je l’ai repris à plein temps pour en faire mon activité principale après avoir démissionné de mon premier travail à la télévision en 2012.

La BD est venue spontanément, petit à petit, d’abord dans mon coin, ensuite, j’ai commencé à participer à des ateliers lors de festivals ou de rencontres au Maroc, dont les premiers à Casablanca. D’abord avec Mazen Kerbaj, un artiste libanais, ensuite avec Mohamed Shennaoui, un artiste égyptien avec lequel j’ai réalisé le premier numéro de Skefkef, un magazine de BD marocain, en 2013. Par la suite, j’ai été invitée par Barrack Rima pour contribuer à l’anthologie Généalogies du collectif libanais Samandal où j’ai publié les premières planches de Darna (2014).

Vous avez récemment publié aux Éditions Çà et là, une bande dessinée qui raconte l’histoire de la maison qui a longtemps appartenu à votre famille. Quelle est la genèse de ce livre ?

Zineb Benjelloun : J’ai toujours aimé cette maison, de mes grands-parents maternels à Casablanca où l’on allait régulièrement rendre visite à la famille depuis ma toute petite enfance (je suis de Rabat).
Même durant mes études en cinéma, j’ai souvent filmé cette maison et ses habitants, dans l’idée d’en faire un jour un film. De retour de mes études en France, et après avoir quitté mon travail à la télévision à Tanger, je me suis installée quelques années dans cette maison.
Les premières planches, retravaillées pour « Samandal », étaient au départ une sorte de journal intime, vraiment des notes dessinées sur des événements où pensées du moment, sur la maison, et tout ce qui va autour : ses habitants, le Maroc, la France, quelques réflexions que l’on se ferait dans sa tête, que j’ai mises sous formes de textes et dessins spontanés, pour m’amuser d’abord.
En 2016, j’ai postulé à la bourse AFAC pour en faire un livre. C’est avec cette première version auto-éditée en 2018 que j’ai été en contact avec la maison d’édition Çà et là, et c’est cette même version que j’ai retravaillé jusqu’à la version d’aujourd’hui, qui a été publiée en avril 2023.

Sous votre plume, cette demeure familiale devient un personnage du livre, témoin des moments de joie et de tristesse de la famille Benjelloun. Est-ce ainsi que vous le concevez ?

Zineb Benjelloun : Oui, c’est le portrait d’une famille marocaine, dans une maison qui a vu défiler au moins 4 générations. Cela a aussi été le moyen de découvrir ma famille, et de comprendre une partie de l’histoire du pays à travers ces générations. Depuis mes études en France, je me suis peu à peu intéressée aux relations entre les deux pays, La France et le Maroc, les relations matérielles et immatérielles. J’ai constaté un manque de connaissances, sur l’histoire de manière générale (j’ai fait la mission française), mais aussi d’images. Durant mes études, en arts et en cinéma par exemple, j’ai constaté la difficulté de voir des films marocains, un « gap » entre les générations, que s’est-il passé avant ? Au niveau de la création artistique mais aussi concrètement dans le quotidien des générations précédentes ? Comment ont-ils vécu ? – Par exemple la présence française (mes arrières grands parents etc.) ? « Le départ du colonisateur » (mes parents) ? Comment ma génération et moi le vivons aujourd’hui ? Beaucoup de questions, pas toujours agréables se sont posées, et se posent toujours. Notamment par rapport à la « francophonie », aux rapports de force entre les 2 pays, matériels et immatériels, qui ne sont pas toujours très bien vécus et que j’essaye de déblayer à ma manière, notamment par le texte et le dessin, en proposant une lecture à mes congénères. C’est un témoignage pour aujourd’hui et pour demain, un aperçu de ce qui pourrait et pouvait se passer dans la tête et dans la vie d’une famille marocaine dans les années 2000…

Darna est également un livre qui raconte les mutations de la société marocaine pendant et après la colonisation française. Quelle en est la raison ?

Zineb Benjelloun : D’une partie de la société marocaine oui, les mutations sont multiples, ce n’est qu’un aperçu basé sur une seule famille et quelques-uns et quelques-unes de ses membres, dont je fais partie.
L’une des raisons est l’envie et le besoin de combler une partie de ce manque de connaissances et d’images, pour les marocains et marocaines d’une part, et l’inscrire cette histoire dans un contexte plus global. Donner à voir, une histoire de famille marocaine, au même titre que n’importe quelle autre famille dans le monde contemporain. La famille reste un thème universel, et la colonisation aussi quelque part.

Votre ouvrage aborde aussi les désillusions d’une partie de la jeunesse marocaine, à la fois censurée et mésestimée professionnellement. Pourquoi ?

Zineb Benjelloun : Je n’ai pas voulu mettre l’accent sur « les désillusions d’une partie de la jeunesse marocaine ». De manière générale, j’ai pris le parti de décrire la vie à la maison et certains traits de caractère des membres de la famille où et avec qui j’ai vécu, mais je n’ai pas voulu « interpréter » leur place dans la société, je n’ai pas la prétention de connaître ni de décrire une partie de la jeunesse marocaine (multiples).

En ce qui me concerne et mon « personnage » dans le livre et dans la vraie vie, oui, je pense être assez critique et ironique sur certains points, notamment liés à la « double culture » franco-marocaine et certains rapports de force, internes au Maroc, et entre les 2 pays.
En ce qui concerne la censure et la mésestime professionnelle, ce sont deux vastes sujets, que j’ai peut-être abordés, mais qui ne sont pas le socle de ce livre.

Dans quel genre se situe le livre ?

Zineb Benjelloun : Autobiographique.

Malgré une narration en langue française, Darna est parsemé de mots arabes intraduits. Pourquoi ?

Zineb Benjelloun : Depuis le départ, j’avais pris le parti de travailler avec les 2 langues, que j’utilise au quotidien. Le livre s’adresse à la fois aux lecteurs arabophones, francophones et à ceux qui parlent ces deux langues, dont je fais partie. Ceux qui lisent et comprennent l’arabe auront peut-être un niveau de compréhension « culturel », lié par exemple aux proverbes et aux expressions courantes. Je tenais vraiment à ce que ces catégories de lecteurs puissent comprendre mon propos, soit directement dans les pages non traduites, soit grâce au glossaire.

Diriez-vous que c’est aussi un livre de langues ?

Zineb Benjelloun : En-tout-cas, c’est un thème qui me touche particulièrement, car nous le vivons au quotidien. J’en parle d’ailleurs dans le livre. Le français l’emporte largement sur l’arabe classique, et dialectal chez de nombreux marocains et marocaines. C’est le cas dans mon expression écrite, orale et mentale dans la vraie vie, et cela transparaît dans le livre. C’est l’un des thèmes délicats que j’aborde. Les expressions en arabe de manière générale dans le livre sont en arabe dialectal, l’arabe classique est quasiment absent.

Quel est votre rapport personnel aux langues, notamment arabes et française ?

Zineb Benjelloun : Je parle, je lis et j’écris en français.
Je parle et je retranscris l’arabe dialectal.
Je pense en français et en arabe dialectal.
Je ne lis que très peu, voire pas du tout en arabe classique.
L’arabe dialectal s’écrit peu.
Il y a un arabe intermédiaire, que je peux lire et comprendre, mais que je n’écris pas.
Je ne parle pas l’Amazigh.
Je me sens souvent amputée des connaissances de l’arabe classique, mais aussi Amazigh.

Le quotidien linguistique au Maroc scinde sous plusieurs aspects les populations. Mais je ne suis pas pour l’unification autour d’une seule langue au détriment de l’autre, peut-être plus pour un apprentissage adapté. La mission, l’école française (que j’ai fait), n’est clairement pas en faveur de l’apprentissage de l’arabe classique à l’école, ni des autres langues d’ailleurs.

Avez-vous d’autres projets en cours ?

Zineb Benjelloun : Faire vivre le livre au Maroc…

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Zineb Benjelloun : Durant mes études en cinéma, j’ai beaucoup aimé le cinéma direct (Jean Rouch), et le cinéma novo brésilien (Glauber Rocha). Mon livre préféré est La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. L’une de mes bandes dessinées préférées a été La grande famiglia de Thomas Ott.

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Zineb Benjelloun : OUI ! Elle permet de raconter des histoires et d’exprimer des idées, sous forme narrative, ou non d’ailleurs. C’est un moyen comme un autre d’écrire des histoires et de les partager.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Zineb Benjelloun : Je ne saurais pas qualifier clairement mon travail, je laisse la réponse à qui le rencontre. Pour ma part, j’aimerais qu’il soit drôle et percutant, mais aussi touchant et créant du lien.

Et votre style ?

Zineb Benjelloun : Pareil.

Un conseil à celles et ceux qui ont envie de se lancer en bandes dessinées ?

Zineb Benjelloun : Allez-y. Cela demande une sacrée endurance !

Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?

Zineb Benjelloun : Elle permet une grande liberté de création. C’est un langage en elle-même, qui s’articule en textes et en dessins. À user avec des dosages infinis, qui permettent de formaliser les sens les plus compliqués à exprimer, avec des mots ou images seuls.