Carole Geneix : « L’accès au livre devrait être un droit humain »

Carole Geneix ©Juliette Fradin

De tous les genres littéraires, le roman policier est assurément l’un des plus appréciés en France comme l’attestent plusieurs études barométriques réalisées, ces dernières années, par le Centre national du livre. En dépit de cet engouement du lectorat français pour le genre susnommé, celui-ci est souvent ignoré par les critiques et absent des grands prix littéraires automnaux… Ancienne professeure de lettres, Carole Geneix a publié deux romans policiers hybrides dans lesquels elle mêle savamment les codes narratifs du genre à ceux du roman-feuilleton de la Belle Époque et des sitcoms américaines. Un travail formel qui fait d’elle l’interlocutrice la plus appropriée pour parler littératures. Entretien.

Qu’est-ce que la littérature ?

Carole Geneix : Je dirais qu’un « texte » littéraire a trois composantes : un rapport explicite à l’imaginaire, un travail délibéré sur la langue, qu’elle soit écrite ou parlée, et un message (qu’on appelle parfois « enjeu » ou « propos »). Le niveau de complexité est variable, de même que le type de support ou de lecteur. Une romance publiée à compte d’auteur, lue par une dizaine de lecteurs en ebook, c’est de la littérature même si certains éléments sont développés de façon sommaire (je pense en particulier au travail sur la forme ou sur le message).
Je vois donc la littérature comme une sorte de continuum qui va de l’imaginaire pur sans travail particulier sur le style ou le message ( l’essentiel étant de raconter une histoire dans un genre spécifique) jusqu’au travail stylistique sans message évident (Le rivage des Syrtes de Julien Gracq, le mouvement de l’art pour l’art, une partie du nouveau roman, etc.).
Et puis il y a les chefs-d’œuvre, les œuvres pérennes qui résistent à l’épreuve du temps, parce qu’elles touchent à l’universel. Mais la littérature, ce n’est pas que cela.

Existe-t-il une littérature ou des littératures ?

Carole Geneix : Des littératures bien sûr ! La littérature a éclaté, s’est démocratisée. Les voix se sont multipliées, les supports aussi. Les “ponts” entre les arts sont de plus en plus nombreux, et évoluent sans cesse. Tant mieux !

Un texte a-t-il besoin d’être écrit pour être considéré comme de la littérature ?

Carole Geneix : Tout dépend de ce qu’on appelle “texte” et “écrit.” On peut écrire avec le corps, la voix. De nombreuses littératures africaines sont basées sur des traditions orales que les griots transmettent de génération en génération : c’est de la littérature. Aux États-Unis, il y a ce qu’on appelle la forme du spoken word : des textes sont “parlés”, oralisés, accompagnés de gestes, d’expressions particulières du visage, de mouvements, de pas de danse, d’intonations diverses. C’est aussi de la littérature, mais sous une autre forme.

Avec le développement de la « société de l’image », le roman graphique est le signe d’une expansion nécessaire de la littérature.

Carole Geneix

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Carole Geneix : Oui, tout à fait. Le genre, apparu au XXème siècle, a désormais ses « lettres de noblesse ». On l’appelle d’ailleurs plutôt le « roman graphique ». Persépolis de Marjane Satrapi ou Maus d’Art Spiegelman sont devenus de véritables classiques et s’enseignent en tant que tels à l’école et l’université. Ils nous font vivre des expériences uniques : l’Iran de la révolution islamique, l’Holocauste. Ce mariage entre le texte et l’image n’est pas reproductible sous une autre forme. Le jeu sur le noir et blanc dans Persépolis (jeu sur les contrastes, les lignes, thème du jour et de la nuit) véhicule des idées profondes sur la religion, l’obscurantisme, le bien et le mal, la connaissance. Le pays imaginaire de Maus, où les juifs sont des souris et les nazis des rats, joue sur l’idée de personnification et de déshumanisation qui nous font comprendre l’Holocauste mais aussi les rapports entre les générations (le père rescapé des camps, le fils n’ayant pas connu la guerre) d’une autre façon. La « trinité » dont je parlais (construction d’un imaginaire, présence d’un message et travail sur la forme au travers des rapports du texte et de l’image) est présente. Avec le développement de la « société de l’image », le roman graphique est le signe d’une expansion nécessaire de la littérature.

La littérature peut-elle et doit-elle tout dire ?

Carole Geneix : On peut tout écrire, mais le « dire » passe par la publication, et on ne peut pas tout publier. Toute littérature est inscrite dans un contexte politique, économique et social, et la publication d’œuvres littéraires dépend de nombreux facteurs.
La littérature n’a jamais tout dit et a toujours fait l’objet de censure. Le recueil des Fleurs du Mal a tout de suite fait l’objet d’un procès pour outrage à la morale publique lors de sa parution en 1857. On supprima six poèmes du recueil, qui ne seront réhabilités qu’en 1949.
La littérature est forcément le reflet d’une société donnée : elle fait partie de l’activité économique du pays.

Comment expliquez-vous la place encore accordée à la littérature dans nos sociétés ?

Carole Geneix : On pense parfois qu’elle est en train de disparaître, car les gens passent moins de temps à lire qu’avant, mais les nouveaux supports de communication créent de nouvelles formes de littérature. La littérature évolue constamment avec la société.

Dans certains États américains, les élus s’en prennent aux livres enseignés dans les écoles publiques, mais ils ne pourront guère aller plus loin. Je suis assez optimiste sur la circulation des livres et des idées.

Carole Geneix

Pourtant les livres continuent de déplaire à certaines personnes, communautés et figures politiques, qui tentent de les interdire…

Carole Geneix : Une lecture, c’est toujours une expérience de l’altérité. Or, toute société dogmatique ou communauté politique ou religieuse repliée sur elle-même refuse cette altérité. On assiste en ce moment à une régression terrifiante des libertés individuelles dans certains états américains, qui passe par une censure tout azimut : purge de manuels scolaires, “loi 666” qui criminaliserait les bibliothécaires ayant prêté certains livres à des mineurs, interdiction de livres jugés « nocifs », suppression de la représentation des identités LGBT+, etc. Cet obscurantisme total montre paradoxalement le pouvoir de la littérature. On aurait tendance à l’oublier. Qui penserait, en France, que le fait d’avoir une bibliothèque ou une médiathèque, la possibilité de tout lire gratuitement, est un privilège ? L’accès au livre devrait être un droit humain.
La bonne nouvelle, c’est qu’avec la multiplication actuelle des formes de communication, il est quasiment impossible d’interdire les livres. Dans l’expression que vous avez utilisée, « qui tentent de les interdire », vous avez tout dit. L’interdiction des livres, cela me fait penser au personnage de la mère dans l’œuvre de Marguerite Duras, qui essaie d’endiguer la montée de la mer en construisant elle-même des barrages. C’est une entreprise désespérée, vouée à l’échec. Dans certains États américains, les élus s’en prennent aux livres enseignés dans les écoles publiques, mais ils ne pourront guère aller plus loin. Je suis assez optimiste sur la circulation des livres et des idées.

Voyez-vous une différence entre la perception qu’ont les français, les américains et les russes de la littérature ?

Carole Geneix : Oui, énormément. Je ne connais pas assez la Russie pour parler de la relation des Russes à la littérature, mais il est évident que la perception de la littérature aux États-Unis est différente.
Le paysage littéraire français me semble, vu des États-Unis où j’habite, relativement élitiste. On croit encore beaucoup à la figure de l’écrivain talentueux, « possédé » par le génie littéraire, guidé par l’inspiration, et sans formation particulière : l’écriture reste un processus mystérieux.
Aux États-Unis, les choses me semblent plus pragmatiques : le livre est avant tout un objet qui se vend, et la littérature un domaine d’activité comme un autre. Elle n’est pas sacralisée. Les formations d’écriture créative sont légion. On part du principe que l’écriture s’apprend, au même titre que la musique, l’architecture, le cinéma ou les beaux-arts. Quand on y réfléchit un instant, c’est logique.
Par contre, le pays me semble moins ouvert à la littérature étrangère que la France : le protectionnisme économique américain se ressent aussi dans le commerce des livres. Il y a également une diversité d’identités exceptionnelle aux États-Unis, qui n’est pas encore représentée pleinement en littérature. Par conséquent, à l’heure actuelle, les maisons d’édition cherchent d’abord à publier des « voix » historiquement absentes du paysage éditorial, ou étouffées par les stéréotypes et les inexactitudes, voire une déformation systématique de la réalité historique. On s’intéresse beaucoup aux concepts de « windows » et « mirrors » : la littérature doit être aussi bien une ouverture sur le monde et sur des perspectives différentes (« windows », des fenêtres) qu’une représentation exacte des identités multiples qui forment le pays (« mirrors », des miroirs).
Dans cet état des choses, on comprend alors que la littérature étrangère n’est pas une priorité aux États-Unis. Mais celle-ci est une grande force de l’édition française.

Cette diversité éditoriale ne rime pourtant pas toujours avec reconnaissances critique et institutionnelle en France… Malgré l’attrait du public français pour le roman policier, celui-ci est à la fois méjugé et ignoré par une partie de la critique littéraire et absent des grands prix automnaux. Comment l’expliquez-vous ?

Carole Geneix : Le travail sur la forme dans le roman policier est très important et bizarrement, on ne le reconnait pas en tant que prouesse stylistique (moi la première, avant de m’atteler à l’écriture !). Dans l’imaginaire français, le travail sur la forme, c’est avant tout le « travail » poétique des mots, de leur beauté, de leurs sonorités. Le roman policier, pourtant, nécessite un travail formel de tous les instants, entre la gestion de l’intrigue, la maîtrise du suspense, la création de fausses pistes, et j’en passe. Dans les pays anglo-saxons, il me semble (je me trompe peut-être) que l’art du récit est considéré comme un travail littéraire à part entière : en anglais, on a d’ailleurs le mot storytelling, un mot composite qui n’a pas de traduction littérale en français, c’est « l’art de raconter des histoires », qui n’est pas tout à fait la même chose que l’art du récit, du conte ou de la fable.

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Certains romans policiers sont pourtant désormais considérés en France comme des œuvres littéraires : James Ellroy par exemple, « découvert » en traduction par les éditions Rivages, De sang-froid de Truman Capote, le premier roman criminel documentaire, l’œuvre d’Agatha Christie, enfin reconnue, les nouvelles d’Edgar Allan Poe, dont la célèbre « Lettre Volée » considérée comme le point de départ du genre. Mais il faut souvent au paysage éditorial français une mise à distance, culturelle ou temporelle, pour accepter de reconnaître le policier en tant que littérature de qualité. Il faut savoir que les piètres traductions des romans policiers étrangers, jusqu’aux années quatre-vingt, ont été extrêmement dommageables pour la réputation du genre : les traductions françaises coupaient systématiquement les passages les plus littéraires pour ne garder que le « squelette » de l’action, d’où un appauvrissement du texte. Rivages a été une des premières maisons à proposer des traductions de qualité, fidèles à l’original, redonnant ainsi au genre ses lettres de noblesse.
Il y a encore du chemin à faire, car on aurait tendance en France à catégoriser la littérature en deux : la « grande » littérature (roman de littérature générale, poésie, écriture théâtrale), et l’autre, qui comporte les genres les plus en vogue : young adult, fantasy, romance, science-fiction, polars et thrillers, mangas. Il y a aussi un nouveau courant de promotion littéraire en ligne sur Instagram et Tiktok : c’est le phénomène « booktok » définissant de nouvelles tendances, mais complètement ignoré de la critique et des prix littéraires.
Mais si les prix et la critique n’ont pas besoin des genres qui se vendent, des influenceurs littéraires et d’un nouveau lectorat, l’inverse est peut-être vrai aussi. Le roman policier s’écrit beaucoup, se lit beaucoup et se vend beaucoup : n’est-ce pas cela le principal ?

Avez-vous des préconisations pour faire évoluer les mentalités ?

Carole Geneix : Il serait peut-être bon de se débarrasser une fois pour toutes du mot « polar », une abréviation familière du mot « policier » qui dévalorise le genre tout en le rendant accessible (c’est d’ailleurs le dilemme). Aux États-Unis, il n’y a pas d’équivalent, et on classifie les « polars » en de nombreux sous-genres : le mystery, le cosy mystery, le thriller, le whodunnit , etc. sous l’appellation plus générale de « crime novel ». En français, l’expression « roman noir » serait plus juste, et elle a fait d’ailleurs son chemin. On la voit beaucoup dans les librairies, les titres de collections, les médiathèques.
Ce qui est plus intéressant, à mon avis, que cette classification réductrice en genre, qui oriente l’acte d’achat du lecteur en créant un horizon d’attente bien particulier, ce sont d’une part les ponts qui s’installent entre texte, image et technologie, d’autre part le mélange des genres. Ainsi l’œuvre de Pierre Lemaître, qui comporte pourtant de nombreux marqueurs de la littérature policière, est vendue sans « étiquette » particulière. Au lecteur de lire le texte à sa façon. À mon sens c’est libérateur.

Mon rapport avec la langue française reste très personnel. C’est elle qui m’a faite, en quelque sorte, elle représente mon identité, ma vie personnelle, elle a façonné ma façon de penser, de rêver.

Carole Geneix

En tant qu’autrice, quel rapport entretenez-vous avec les langues, notamment le français ?

Carole Geneix : Je réside aux États-Unis depuis 24 ans et je suis bilingue. J’ai aussi habité plusieurs années à Moscou, et je parlais le russe plutôt bien à mon départ de Russie. Mon rapport avec la langue française reste très personnel. C’est elle qui m’a faite, en quelque sorte, elle représente mon identité, ma vie personnelle, elle a façonné ma façon de penser, de rêver. C’est la langue de mon enfance. C’est aussi pour moi la langue de l’imaginaire. L’anglais, je le réserve à mon travail, à la pédagogie, à la “non-fiction” en général comme le disent les anglophones. Le français m’enracine à la France et à tous les francophones.

D’autres projets en cours ?

Carole Geneix : Toujours ! D’abord un roman que j’ai commencé pendant le confinement mais que j’ai arrêté lorsque la parution de Manhattan Palace a été programmée, et que je n’ai pas repris. J’ai du mal à parler d’un livre alors que j’en écris un autre : c’est un exercice délicat. J’ai aussi d’autres projets qui me tiennent à coeur : un “roman d’horreur comique”, pour continuer dans le mélange des genres qui m’est cher, un autre qui interrogerait la notion de célébrité, déjà présente dans le personnage de Paul Poiret dans La mille et deuxième nuit, et qui apparaît en filigrane dans Manhattan Palace. La télévision m’intéresse énormément en tant que « matière » pour un roman. J’ai aussi envie d’expérimenter, peut-être d’écrire un jour à quatre mains, ou pourquoi pas en anglais. Les idées ne me manquent pas ! Je m’intéresse aussi beaucoup à l’intelligence artificielle, ses rapports à l’humain, les possibilités créatives qu’elle offre, les problèmes éthiques qu’elle pose. Et comme tous les romanciers, j’ai aussi des romans inachevés qui traînent dans mes tiroirs et ne verront sans doute jamais le jour.

Le développement de la littérature étrangère nous fait rencontrer de nouvelles cultures, de nouveaux paysages, de nouvelles coutumes.

Carole Geneix

Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?

Carole Geneix : La littérature, c’est un tour de magie permanent. Elle a le pouvoir de rentrer dans la tête du lecteur et de se substituer à ses pensées. Elle le force à vivre des expériences intellectuelles, émotionnelles et morales uniques. Certains livres nourrissent parfois l’imaginaire collectif d’un pays entier, d’une génération, voire de la planète. Quand on y réfléchit une seconde, c’est extraordinaire. Le petit prince de Saint Exupéry est un des livres les plus vendus au monde. La série des Harry Potter de J.K. Rowling a été lue ou vue par des millions d’enfants de tous les pays ou presque. Enfants qui seront les adultes de demain.
La littérature permet aussi de s’évader, d’effacer le lieu et le temps. Le développement de la littérature étrangère nous fait rencontrer de nouvelles cultures, de nouveaux paysages, de nouvelles coutumes. C’est une autre façon, accessible à tous, de voyager.