Carole Geneix : « Je suis l’anti-Hemingway par excellence »

Carole Geneix © Juliette Fradin

Rares sont les écrivains contemporains qui parviennent à nous raconter excellemment les époques passées ou les sociétés lointaines sans se perdre dans des approximations ou jugements simplistes. C’est pourtant à cet exercice laborieux que s’attèle, habilement, Carole Geneix dans La mille et deuxième nuit et Manhattan Palace, ses deux romans polysémiques publiés respectivement en 2018 et en 2023 aux Éditions Rivages.

Construits sous forme de polar hybride, La mille et deuxième nuit et Manhattan Palace nous font pénétrer dans les sphères de la haute société parisienne de la Belle Époque et dans le Manhattan d’aujourd’hui où gravite une galerie de personnages emblématiques, souvent mus par le désir de se faire un nom et de le conserver malgré les grands bouleversements à venir. Ce besoin de changement est aussi celui des exilés, en quête d’une vie meilleure malgré les avanies. Entretien avec Carole Geneix.

Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Carole Geneix : Je suis née en France et j’y ai fait des études littéraires. J’ai très vite ressenti l’envie de voyager et me suis expatriée pour enseigner le français, d’abord en Corée du Sud puis en Russie. J’habite depuis 1999 aux États-Unis où je poursuis ma carrière dans l’enseignement. J’ai commencé à écrire en dilettante. C’est un besoin qui a grandi au fur et à mesure, et de fil en aiguille j’ai trouvé ma voie, qui est celle du roman policier « atypique ». J’ai publié en 2018 un roman policier historique, La mille et deuxième nuit, aux Éditions Rivages, traduit en espagnol aux Éditions Siruela. Mon second roman, Manhattan Palace, a été publié en mai 2023, toujours chez Rivages, dans une nouvelle série intitulée « New York made in France », autrement dit la ville de New York vue par des Français.

Vous êtes effectivement l’auteure de deux ouvrages publiés aux éditions Rivages. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer en littératures ? Pourquoi écrivez-vous ?

Carole Geneix : L’écriture est un besoin vital comme celui de respirer. Ce n’est pas que j’ai envie d’écrire, c’est plutôt que je ne peux pas ne pas écrire. Quand je n’écris pas, je m’étiole.

Comment écrivez-vous ? Avez-vous un rituel ?

Carole Geneix : Je n’ai pas de méthode particulière. On parle souvent de la discipline qu’il faut pour écrire, de la pièce à soi, du temps, du silence. Amélie Nothomb, par exemple, écrit de quatre heures à huit heures du matin tous les jours, sans exception. Je suis à l’opposé. J’écris n’importe où, n’importe quand. Mais le travail d’écriture ne se résume pas seulement au fait d’écrire, et je considère la réflexion, la lecture, les recherches, l’écoute et l’observation comme des facettes indispensables de mon travail. C’est un tout. Ma démarche s’inspire beaucoup d’autrui et je suis à l’opposé de l’écriture autobiographique très en vogue en France à l’heure actuelle. Je passe autant de temps à faire des recherches, à observer le monde autour de moi et à réfléchir à mes livres qu’à écrire. En ce qui concerne le support, j’écris directement sur l’ordinateur, c’est plus simple.

Je n’ai aucun rituel sinon celui d’être à l’écoute de mon imagination et de mon inspiration, et de laisser la place à l’écriture quand celle-ci en a besoin.

L’aspect historique et sociologique m’intéresse énormément, et les méthodes de travail de Zola m’ont beaucoup inspirée.

Carole Geneix

Procédez-vous à de la documentation avant d’entamer l’écriture d’un texte ? Si oui, de quel ordre est-elle ?

Carole Geneix : Oui, énormément. Pour La mille et deuxième nuit, qui se passe à la fin de la Belle Époque en 1912, juste avant la première guerre mondiale, c’était essentiel, puisque le roman est centré sur Paul Poiret, un grand couturier considéré à l’époque comme « le roi de la mode », et qui a fini dans la misère. J’ai pratiquement lu tous les ouvrages qui lui sont consacrés, y compris son autobiographie, En habillant l’époque, où il décrit minutieusement la « mille et deuxième nuit », soirée costumée d’inspiration perse ayant donné son nom au roman. J’ai consulté les archives de la Bibliothèque Nationale de France, fait des recherches sur la police du début du siècle. Le journalisme était très engagé à l’époque, virulent, la police judiciaire corrompue, injuste. Je me suis intéressée à l’esthétique de la troupe des Ballets Russes, à la Russie des Tsars, à l’histoire de la ville de Paris. C’était le tout début de la vidéo et je pense avoir vu toutes les images existantes de cette époque. C’était fascinant, touchant. Je voulais comprendre de l’intérieur à quoi ressemblait la vie, ce que mon personnage principal Dimia entendait, sentait, voyait quand il sortait dans la rue, mettre mon lecteur en immersion complète dans cette époque révolue.
Pour Manhattan Palace, j’ai opéré de la même façon, bien que l’intrigue se déroule principalement dans un passé récent, en décembre 2019, juste avant le début de la pandémie. J’aime la précision des détails véridiques quand celle-ci est possible, et me suis beaucoup documentée sur tout ce que je décris dans le livre, vitrines de Noël du magasin Tiffany, qui sont bien celles de cette année-là, détails architecturaux de la cathédrale Saint Patrick ou du Harvard Club, où se déroule une partie des festivités du mariage qui fait la trame du livre, et j’en passe.

L’aspect historique et sociologique m’intéresse énormément, et les méthodes de travail de Zola m’ont beaucoup inspirée, lui qui faisait des recherches tous azimuts pour Les Rougon-Macquart, depuis la lecture de manuels théoriques jusqu’à des observations sur le terrain. J’allais d’ailleurs passer quelques jours à New York pour m’imprégner de l’atmosphère du quartier lorsque le confinement a été déclaré. J’ai interviewé des gens de tous horizons pour construire mes personnages, Butler de VVIP, drag-queen, pilote de chasse, etc. Ce souci de véracité est une partie importante de mon travail.

Cette documentation est-elle aussi artistique ?

Carole Geneix : Oui, bien sûr. Dans La mille et deuxième nuit, je me suis consacrée à l’univers de la mode et des arts en général. L’idée du livre étant partie des Ballets Russes, j’ai fait beaucoup de recherches sur cette compagnie, et la vision époustouflante de Sergueï Diaghilev, impresario de génie qui a su s’entourer d’artistes exceptionnels comme Paul Poiret, le couple Delaunay, Erik Satie ou encore Marie Laurencin. J’ai vu quatre fois l’exposition de la National Gallery of Art de Washington D.C. qui lui était consacré. Je me suis intéressée à la mode de l’époque et à ses évolutions artistiques, depuis les robes lourdes et engoncées du dix-neuvième siècle jusqu’à la fameuse « petite robe noire » de Coco Chanel qui a évincé la maison Poiret.

Manhattan Palace a été inspiré de domaines artistiques contemporains. D’abord la télévision, en particulier les “sitcoms”, ces séries télévisées américaines comiques tournées en studio, caractérisées par des scènes courtes et une absence de personnages principaux. Elles suivent souvent un groupe de personnages secondaires aux destins parallèles ou croisés qui se retrouvent la plupart du temps dans un même lieu. Des séries cultes comme Friends ou encore Seinfeld n’ont que deux ou trois lieux de tournage : dans Friends, il s’agit de l’appartement des amis ainsi que le café « Central Perk ». Manhattan Palace a deux lieux de prédilection : l’hôtel lui-même et le quartier de Midtown. Dans le premier brouillon du manuscrit, j’avais même pensé inclure des coupures publicitaires entre les scènes, comme dans les sitcoms américains.

Il y a aussi une présence importante du cinéma, de la musique et de l’art. Le film Breakfast at Tiffany’s (Diamants sur Canapé en français) est omniprésent dans le roman, ainsi que la chanson associée, Moon River. La musique emblématique de New York apparaît aussi : Frank Sinatra, Billy Joël, le jazz. Je décris aussi l’œuvre, scandaleuse, de l’artiste britannique Damien Hirst, qui pimente le triplex de la milliardaire Jacklyn Sharp-Sterling : requins tête bêche Winner/Loser de son entrée, comptoir de bar de son salon, fait de déchets médicaux, coussins en forme de Valium. Son œuvre correspond à la personnalité de Jacklyn, propriétaire de la chaîne hôtelière des Manhattan Palace et tout aussi géniale qu’exaspérante. Enfin, le roman se termine par une playlist destinée à recréer l’atmosphère du livre. Les initiés auront vu aussi dans le livre quelques clins d’œil à une œuvre célèbre mettant en scène un hôtel, mais motus…

La mille et deuxième nuit, le premier ouvrage que vous avez publié en 2018 avait pour décor la haute société parisienne de la Belle Époque. Comment ce roman est-il né ?

Carole Geneix : Tout à fait par hasard. À l’époque, une amie m’a proposé de participer à un concours de nouvelles ayant pour contrainte d’écrire en dix pages « une nouvelle policière se déroulant au tournant du siècle dernier ». Inspirée par l’exposition de la National Gallery of Art sur les Ballets Russes et le « personnage Poiret » que je venais de « rencontrer » à cette occasion (il avait dessiné des costumes pour Diaghilev), j’ai commencé à écrire ma nouvelle et me suis aperçue avec surprise qu’au bout de dix pages, le crime n’avait pas encore eu lieu. La mille et deuxième nuit était né. Le plus étonnant, c’est que ces dix premières pages étaient déjà pratiquement la version finale du roman, comme si l’histoire avait toujours été en moi. J’ai été la première à en être surprise. Ce roman, né d’un hasard, me correspond parfaitement.

Parmi les protagonistes de ce roman polysémique figure le grand couturier Paul Poiret dont vous racontez le parcours, de son succès à sa fin miséreuse. Quelle en est la raison ?

Carole Geneix : Oui, car sa vie est un véritable roman. Paul Poiret a côtoyé les plus grands artistes de son temps, a vécu une époque extraordinairement prolifique dans le domaine des arts, et a mené une vie riche en soirées, rencontres, spectacles, événements. Il a été le premier à se débarrasser du corset, à créer la mode moderne faite de silhouettes longilignes, de tissus souples, à concevoir une ligne de parfums pour sa maison de haute couture. C’était un pionnier, un visionnaire. Mais il n’a pas réussi à s’adapter aux changements amenés par la première guerre mondiale – émancipation de la femme, participation féminine à l’effort de guerre, simplification des vêtements par manque de ressources – et la maison Poiret a progressivement perdu de son influence. Il a fini dans la misère. On raconte qu’il aurait demandé à Coco Chanel, qui portait lors d’une soirée sa célèbre « petite robe noire » : « De qui portez-vous le deuil Mademoiselle ? ». Et celle-ci aurait répondu : « Mais de vous, Monsieur. ». Sa déchéance m’a beaucoup touchée, et c’est pour cette raison que les dernières phrases du livre lui sont consacrées.
Le thème de la chute, aux sens propre et figuré, est d’ailleurs un thème qui m’est cher et se retrouve dans mes deux romans. Chute de l’Europe qui bascule dans la guerre mondiale et naufrage du Titanic dans le premier, et point de bascule d’une société qui va s’écrouler sur elle-même dans le second. On retrouve aussi brièvement les événements du onze septembre avec l’écroulement des tours jumelles du World Trade Center. Et encore d’autres chutes dont je ne peux rien vous dire…

Mon roman ne change pas le cours de l’histoire mais il s’y inscrit.

Carole Geneix

La singularité de ce livre se situe également dans le mélange des genres : roman policier, roman feuilleton, uchronie…

Carole Geneix : Le mélange des genres est une caractéristique de mon écriture, il me fascine. C’est à la fois une qualité et un défaut. Une qualité, parce que je dépasse ainsi les codes du roman policier qui sont parfois convenus. Un défaut, car le lecteur qui s’attend à des tropes bien précis risque d’être déçu. En fait, mes romans sont destinés à tous ceux qui aiment les polars et tous ceux qui ne les aiment pas. Une blogueuse a écrit récemment que Manhattan Palace l’avait réconciliée avec le polar. Le mélange des genres permet aussi de représenter une époque. La mille et deuxième nuit emprunte aux romans feuilletons publiés par épisodes dans les journaux, mais aussi à la romance, au roman policier, au roman historique, à la biographie.

J’aime aussi le mélange des genres pour des raisons personnelles. J’ai envie de surprendre mes lecteurs, de me surprendre en tant qu’écrivaine. J’essaie de choisir des thèmes où les cultures se mélangent, les personnalités s’opposent, les classes sociales s’entrechoquent. C’est ainsi qu’on a un contraste entre le personnage de la comtesse Slavskaïa et de son confident Dimia, jeune juif immigré, fils de gardiens de château, un pauvre élevé au milieu des riches. Cela correspond aussi à l’esthétique de l’art total des Ballets Russes, et à celle de Paul Poiret, très influencé par les cultures étrangères. Par contre, je ne dirais pas que La mille et deuxième nuit soit une uchronie, c’est à dire un récit où le cours de l’histoire est changé. Même si presque tous mes personnages sont fictifs, ils sont fidèles à la réalité de l’époque. Certes, j’ai inventé la vie intime du couple Poiret, mais j’ai respecté la réalité historique. À la fin du roman, le Titanic entame son « maiden voyage » qui sera le dernier, et quelques années plus tard, la guerre éclatera. Mon roman ne change pas le cours de l’histoire mais il s’y inscrit.

La mille et deuxième nuit semble aussi être un vibrant hommage à la littérature et plus généralement à la culture russe…

Carole Geneix : J’ai eu la chance d’habiter en Russie pendant quelques années, et ce séjour m’a beaucoup marquée. J’ai adoré l’art, la langue, les gens. J’ai aimé la ville de Moscou, aux juxtapositions architecturales saisissantes, maisons des Boyards, bâtiments soviétiques, cathédrales orthodoxes, aux musées extraordinaires. J’ai enseigné pendant des années certains ouvrages russes comme Tchékhov ou Gogol, mais il me reste encore beaucoup d’ouvrages à lire. Je pense que ce livre est un hommage à la Russie en général plutôt qu’à la littérature russe. Et c’est une Russie imaginaire, ma Russie.

Les auteurs qui me touchent le plus sont ceux qui ont tout donné à l’écriture, dont la vie est indissociable de l’œuvre.

Carole Geneix

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ? Qu’est-ce que vous aimez dans leurs textes ?

Carole Geneix : Proust et Duras. Je ne me souviens pas de l’époque à laquelle j’ai lu À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais ce roman m’a beaucoup marquée. Je l’ai lue deux fois de bout en bout. Pour moi il reste la référence littéraire par excellence. J’adore aussi l’œuvre de Marguerite Duras, et le fait qu’elle ait eu mille vies en une. L’Amant est un chef-d’œuvre. J’ai aimé aussi ce qu’on appelle les grands classiques, Stendhal, Flaubert, Baudelaire, etc. Mais ce sont peut-être les livres que j’ai enseignés qui m’ont le plus marqués, car il m’a fallu les relire une dizaine de fois. Cela va de Camus à Amélie Nothomb en passant par les poètes de la négritude ou l’œuvre du romancier japonais Haruki Murakami. Globalement, les auteurs qui me touchent le plus sont ceux qui ont tout donné à l’écriture, dont la vie est indissociable de l’œuvre. Parmi eux, je citerais sans conteste Zola, Colette, Marguerite Yourcenar, Marguerite Duras, Blaise Cendrars, Haruki Murakami, Flaubert et Proust. Je les admire autant pour leur œuvre que pour le fait d’avoir consacré toute leur vie à l’écriture.

Lisez-vous des auteurs contemporains ?

Carole Geneix : Plus j’écris, et moins je lis, d’abord pour des raisons de temps mais aussi parce que j’ai passé une grande partie de ma vie à lire. La lecture est une forme de préparation à l’écriture, mais elle peut être aussi une distraction, et source de découragement, compte tenu de la surproduction éditoriale française actuelle. Je me détache progressivement de la lecture, mais quelques auteurs et autrices m’intéressent encore, comme Amélie Nothomb, Delphine de Vigan, Philippe Claudel, Pierre Lemaître. J’apprécie aussi beaucoup les romans de Haruki Murakami car je n’arrive pas à les expliquer, à les faire rentrer dans un genre en particulier. Ils me touchent profondément car ils sont de l’ordre de l’incompréhensible et de la spiritualité. Kafka sur le rivage m’a beaucoup marquée.

Vous avez récemment publié aux éditions Rivages, Manhattan Palace, un deuxième roman qui a pour décor la ville de New York. Quelle est la genèse de ce texte ?

Carole Geneix : J’ai commencé Manhattan Palace il y a dix ans, à l’occasion du mariage d’un ami à Saint Louis, dans le Missouri. J’ai eu l’idée d’un mariage américain dans un grand hôtel d’inspiration française, déraillé par la présence d’un tueur, et en ai écrit le premier chapitre. À l’époque, j’étais au tout début de l’écriture de La mille et deuxième nuit et ai préféré finir ce que j’avais commencé en abandonnant ce qui s’appelait à l’époque Grand Hôtel. Après la publication de La mille et deuxième nuit en 2018, je m’y suis remise en déplaçant le roman à New York, et plus précisément dans le quartier de Midtown, que je connais bien en tant que touriste, juste à côté de lieux mythiques comme Times Square, Broadway ou encore la 5e avenue. Ce “déménagement” du récit m’a permis de comprendre mieux l’enjeu du livre, qui était avant tout de montrer les contradictions de la société américaine dans le destin d’une dizaine de personnages dont les vies se croisent au sein de l’hôtel, à l’occasion du mariage de Junior, héritier de la chaîne hôtelière, et de Coco, jeune Française créatrice de contenu sur les réseaux sociaux. J’ai voulu aussi montrer la ville de New York telle que je la connais, au travers de mon expérience éphémère de touriste et de consommatrice d’images fictives de la ville (télévisées, photographiques, cinématographiques). Pour moi, New York est une ville où la réalité et la fiction se mélangent. Ainsi, le Manhattan Palace n’existe pas, mais est inspiré de plusieurs hôtels où je suis descendue, dont le Marriott Marquis de Times Square, auquel j’emprunte son atrium, ses ascenseurs vertigineux et ses balcons intérieurs. J’ai mis l’hôtel dans l’avenue six et demie, entre la 6e et la 7e, une avenue qui existe vraiment, mais que peu de gens connaissent, y compris les New-Yorkais. J’ai été fascinée par ce nom qui me rappelait le premier tome de Harry Potter, qui monte à bord de l’Hogwarts Express sur le quai 9 ¾ de la gare de King’s Cross. La dernière mue du roman a eu lieu lorsque j’ai décidé de déplacer le livre dans le temps pour qu’il se déroule principalement en décembre 2019, juste avant le début de la pandémie. Cela correspondait bien à mon propos, qui était de montrer une société en perdition, qui renaîtrait invariablement de ses cendres. Les deux scènes finales ont été ajoutées quasiment après la fin de l’écriture, au moment où j’allais envoyer le texte à mon éditrice.

Justement, à travers la « vie » de cet établissement hôtelier, vous mettez en exergue les fractures sociales et les contradictions de la société américaine. Quelle est la raison de cette démarche ?

Carole Geneix : Oui. Dans un hôtel de grand luxe comme le Manhattan Palace se côtoient quasiment toutes les couches de la société américaine, depuis les personnages les plus défavorisés, comme Azhra, une femme de chambre qui a fui un pays en guerre, jusqu’aux Sharp-Sterling, une famille de milliardaires ayant fait fortune dans l’hôtellerie. J’ai donc pu, au travers de toute une galerie de personnages secondaires qui se croisent à l’occasion d’un mariage, mettre en lumière les contradictions de la société américaine, notamment la précarité de nombreuses couches de la société, y compris la classe moyenne, et la vie tant fabuleuse que misérable de ceux qu’on appelle les « 1% », ces Américains les plus aisés qui détiennent plus de 60% de la richesse du pays… On voit aussi la coexistence de mentalités différentes et des oppositions générationnelles, notamment lors de la cérémonie du mariage, perturbée par la présence de drag queens que les adultes réprouvent mais pas les jeunes, et dans l’excentricité du personnage de Coco, la jeune mariée, star des réseaux sociaux, qui met en péril l’ordre établi. Un de mes personnages préférés est Rosalyn, une « desperate housewife » vivant dans l’ombre de son mari riche et puissant, et qui va se transformer au cours du livre. Le roman policier véhicule souvent une critique sociale acerbe et ce genre nourrit pleinement mon propos.

Ce livre comme le précédent est habité par la figure des immigrés, souvent en quête d’une vie meilleure lorsqu’ils ne vivent pas le rêve américain de leur parentèle par procuration (cf. le personnage de Tiffany qui rejoue quelques scènes du film Diamant sur Canapé pour contenter sa mère). Est-ce une parodie de ce film que vous offrez dans certains chapitres ?

Carole Geneix : Le film Breakfast at Tiffany’s est un trésor d’ambiguïté et s’est rapidement imposé à moi lorsque le personnage de Tiffany a pris de l’ampleur dans le récit. Tiffany est la demoiselle d’honneur de Coco, qui, pour obéir à sa mère, doit aller se filmer devant la vitrine du joaillier du même nom, recréant ainsi la première scène du film culte avec la légendaire Audrey Hepburn dans le rôle principal de Holly Golightly, tout à la fois femme enfant et femme fatale, aux intentions ambiguës. Certaines parties du roman sont directement inspirées du film, effectivement, dont la scène des retrouvailles qui reprend certains aspects de la dernière scène du film : le baiser, le chat, la pluie, transformée en neige pour l’occasion. De façon générale, la figure des immigrés, des exilés, des « déplacés » est effectivement très présente dans La mille et deuxième nuit comme dans Manhattan Palace. Dimia n’est jamais à sa place et est pris dans une perpétuelle fuite en avant. Les personnages d’Azhra et de Kodjo, dans Manhattan Palace, nous font découvrir le quotidien des « invisibles », tous ces gens au service des autres dont on ignore quasiment l’existence, et qui ont pourtant des destins exceptionnels. Et Holly Golightly elle-même est une exilée, ayant fui son Texas natal et la vie misérable qu’elle y menait.

Quelle place occupe la forme dans votre travail littéraire ?

Carole Geneix : Elle occupe une place importante au niveau de la structure du texte. Je travaille l’enchaînement des événements, et, simultanément, la charge émotionnelle que va ressentir le lecteur. Une distanciation s’opère en moi au moment de la construction du récit, puisque je dois inventer l’histoire telle qu’elle est arrivée, mais aussi décider des informations que je vais dévoiler au lecteur, et dans quel ordre (pas forcément dans l’ordre chronologique), et enfin créer une série de fausses pistes qui font partie du plaisir de la lecture d’un polar. Le roman policier est avant tout l’art de la dissimulation. Il faut mentir au lecteur le plus longtemps possible ! Dans le cas de Manhattan Palace, ce n’est qu’à la toute fin que les choses se dénouent complètement. Il y a aussi un aspect cinématographique important dans mon écriture, qui passe par un travail important sur les aspects sensoriels de la description, et le découpage du livre en chapitres courts analogues à des scènes de film. J’accorde aussi beaucoup d’importance à la fluidité de la langue et à la sonorité des mots. Cette dernière donne parfois un aspect comique au texte, notamment dans Manhattan Palace avec le personnage de Jacklyn.

Je ne recherche pas une simplicité de style. C’est plutôt le surpoids de la société, le fourmillement d’idées, l’écroulement de mondes qui cèdent leur place à d’autres qui me fascinent.

Carole Geneix

Comment qualifieriez-vous votre travail littéraire ?

Carole Geneix : Laborieux et souvent désorganisé mais toujours cohérent : dès le début de la conception d’un roman, j’ai une vision d’ensemble du livre, de son propos général, de son esthétique, et je m’y tiens jusqu’au bout. Mes deux romans sont bien ce que j’avais imaginé au départ, même si je ne savais pas à l’avance ce qui s’y passerait.

Et votre style ?

Carole Geneix : Le style va de pair avec le propos et la thématique du roman et tâche d’être transparent sans être invisible. Le style de La mille et deuxième nuit est touffu, riche, souvent métaphorique, reprenant l’esthétique de la Belle Époque, mais il n’entrave pas la lecture. Il ne fait que renforcer les thèmes principaux du livre. Dans Manhattan Palace, j’ai voulu donner au lecteur l’impression de vitesse et de foisonnement qui nous saute à la figure quand on arrive à New York. Le texte se lit très vite, et j’ai tâché d’en faire un « page turner », mais il y a aussi beaucoup de descriptions de l’architecture, de la foule, et une multiplicité de points de vue qui montre le fourmillement humain de la mégapole. Je ne recherche pas une simplicité de style. C’est plutôt le surpoids de la société, le fourmillement d’idées, l’écroulement de mondes qui cèdent leur place à d’autres qui me fascinent. « Less is more » ne m’intéresse pas. Je suis l’anti Hemingway par excellence.