Leïla Slimani : « L’écriture est plutôt démoniaque »

Leïla Slimani © F. Mantovani

Le parfum des fleurs la nuit est incontestablement l’un des plus beaux ouvrages de Leïla Slimani. Écrit à l’issue d’une nuit passée à la Punta della Dogana, le musée d’art contemporain de Venise, le livre donne notamment à voir ses réflexions sur la littérature et les arts visuels. Livrées au fil de ses pérégrinations, ces réflexions permettent en particulier de saisir sa conception laborieuse de l’écriture, sa détresse lorsque ses personnages fuient, sa liberté lorsqu’elle se dérobe à « la comédie humaine » pour éprouver le monde avec « plus de force que jamais » dans un espace clos qu’est la littérature… Extraits suivis du premier volet d’un entretien en deux parties avec Leïla Slimani sur son travail et ses influences littéraires.

« Il me semble parfois que mes personnages me fuient, qu’ils sont allés vivre une autre vie et qu’ils ne reviendront que quand ils l’auront décidé. Ils sont tout à fait indifférents à ma détresse, à mes prières, indifférents même à l’amour que je leur porte. Ils sont partis et je dois attendre qu’ils reviennent. Quand ils sont là, les journées passent sans que je m’en rende compte. Je marmonne, j’écris aussi vite que je peux car j’ai toujours peur que mes mains soient moins rapides que le fil de mes pensées. Je suis alors terrifiée à l’idée que quelque chose vienne briser ma concentration comme un funambule qui ferait l’erreur de regarder en bas. Quand ils sont là, ma vie tout entière tourne autour de cette obsession, le monde extérieur n’existe pas.» – Leïla Slimani au sujet de ses personnages.

« L’écriture est discipline. Elle est renoncement au bonheur, aux joies du quotidien. On ne peut chercher à guérir ou à se consoler. On doit au contraire cultiver ses chagrins comme les laborantins cultivent des bactéries dans des bocaux de verre. Il faut rouvrir ses cicatrices, remuer les souvenirs, raviver les hontes et les vieux sanglots. Pour écrire, il faut se refuser aux autres, leur refuser votre présence, votre tendresse, décevoir vos amis et vos enfants. Je trouve dans cette discipline à la fois un motif de satisfaction voire de bonheur et la cause de ma mélancolie. Ma vie tout entière est dictée par des « je dois ». Je dois me taire. Je dois me concentrer. Je dois rester assise. Je dois résister à mes envies. Écrire c’est s’entraver, mais de ces entraves mêmes naît la possibilité d’une liberté immense, vertigineuse.» – Réflexion de Leïla Slimani sur l’écriture.

Pourquoi écrivez-vous ?

Leïla Slimani : Certainement pour de très mauvaises raisons. En-tout-cas, je ne suis pas capable aujourd’hui de formuler de manière sincère et rationnelle les raisons pour lesquelles j’écris. Je pense que le jour où je le saurais, j’arrêterais d’écrire. Comme disait Marguerite Duras : « J’écris pour savoir ce que j’écrirais si j’écrivais ». Il y a quelque chose de l’ordre de la découverte de soi, du langage et du monde dans l’acte d’écriture qui me plaît. J’aime assez le fait qu’il soit mystérieux. C’est-à-dire de l’ordre de la pulsion et non du calcul ou de l’acte raisonné.

De quelle façon écrivez-vous ?

Leïla Slimani : J’écris de manière tout à fait désordonnée. J’ai un temps de maturation assez long pendant lequel je tourne autour d’un sujet. Je prends des notes dans un calepin. Je pose des petites idées dans mon ordinateur. J’abandonne lorsque je suis démotivée pour y retourner après. Il arrive que j’écrive cent ou cent cinquante pages et que j’arrête tout lorsque je n’ai plus envie de continuer ou que l’histoire ne me convient plus. Mais une fois que je suis vraiment dans un roman, je travaille de manière intense au point de m’y consacrer dix heures par jour pendant un long moment. J’ai besoin de cette immersion très profonde et parfois très douloureuse physiquement pour vraiment perdre la notion du temps, de l’espace et du réel…
Je peux aussi passer un certain temps sans écrire, mais pendant lequel je pense à ce que je vais ou pourrais écrire ! Mon principal support d’écriture est mon ordinateur, mais quand je suis dans la rue, j’écris des notes dans mon téléphone que je reporte après dans un calepin puis dans mon ordinateur. Il y a plusieurs phases qui font que les choses moins intéressantes disparaissent, et que d’autres ressurgissent. Par exemple, il peut arriver que je reprenne un ancien carnet pour exploiter des idées qui vont me paraître tout à coup intéressantes pour mes nouveaux textes. À la fin, l’écriture elle-même se fait sur ordinateur.
Pour ce qui est du lieu d’écriture, j’en ai eu plusieurs ces dernières années parce que j’ai beaucoup voyagé et beaucoup déménagé. J’ai eu des bureaux, des studios, j’ai loué des endroits. Je suis parti de chez moi pour aller deux semaines ici et là avec une valise dans laquelle il y avait mon ordinateur, mes cahiers et mes stylos. Il suffit que j’aie cette valise et qu’on me donne un lieu calme. C’est le silence et la solitude qui sont importants.

J’ai toujours à côté de la construction romanesque, des lectures qui vont être parfois sociologiques ou psychiatriques, notamment pour les deux premiers. Pour Le pays des autres, la trilogie, il y a eu beaucoup de documentations historiques.

Leïla Slimani

Vous procédez toujours à de la documentation sociologique et historique avant d’entamer l’écriture d’un texte. Comment s’organise ce travail ?

Leïla Slimani : Il y a toujours de la documentation même lorsqu’il ne s’agit pas d’un roman historique. Mon écriture part toujours d’un personnage : un être incarné, qui a un corps, une place dans le monde, une psychologie. En même temps, tous mes romans sont aussi guidés par une idée. Non pas théorique, mais d’une vision du monde pour citer l’immense Toni Morrison. Dans le jardin de l’ogre, il y avait bien sûr le personnage d’Adèle, mais aussi cette volonté de parler d’addiction sexuelle. Dans Chanson Douce, il y a le personnage de Louise à travers lequel le livre interroge la place de la nounou dans nos sociétés. J’ai toujours à côté de la construction romanesque, des lectures qui vont être parfois sociologiques ou psychiatriques, notamment pour les deux premiers. Pour Le pays des autres, la trilogie, il y a eu beaucoup de documentation historique.
Les lectures peuvent avoir lieu avant l’écriture d’un texte, mais aussi pendant l’écriture lorsque je suis bloquée suite à un manque d’inspiration. Dans ce cas, je vais chercher dans la lecture un élan. L’enjeu, c’est de lire et d’essayer d’oublier ce qu’on a lu, ou de n’utiliser qu’un petit détail resté planté dans la tête et qui provoquer un geste romanesque.

Depuis la parution de votre premier roman, vous vous êtes constitué une œuvre traversée par des questionnements nombreux et variés (le racisme, le classisme, le sexisme, l’homophobie…) sur les sociétés marocaine et française. Pourquoi ?

Leïla Slimani : Oui, absolument. Comme je vous le disais tout à l’heure, je pars d’une idée, d’un point de vue sur le monde même si j’essaie toujours de faire attention à ce que ce ne soit pas des romans qui essayent de prouver quelque chose, des romans à thèse. J’essaie toujours de faire en sorte que les personnages ne deviennent pas antipathiques ou caricaturaux parce qu’ils incarneraient ci ou ça. Il faut que ces questionnements s’inscrivent dans le roman de manière naturelle, qu’ils servent l’histoire, qu’ils ne soient pas là pour illustrer quelque chose ou rajouter de la théorie. Jamais, je ne théorise à l’avance les sujets que j’aborde dans mes livres. Ils viennent toujours au cours de l’écriture. Précisément, parce qu’ils sont très profondément inscrits en moi. Et peut-être aussi parce que je suis très lucide. Je peux moi-même être méprisante, méchante. Peut-être que j’ai parfois été raciste ou dit des paroles qui ont pu vexer des gens. Je pense qu’il faut aussi utiliser dans l’écriture tout ce qu’on a en soi de pas net. Il ne faut pas écrire avec l’idée qu’on serait au-dessus des gens et qu’on peut les juger. Les choses sont beaucoup plus ambiguës. Je dénonce évidemment tous les sujets que vous évoquez, mais je cherche aussi à montrer quelles sont les choses les mieux partagées au monde. On est tous amené à commettre ce genre d’impair un jour.

J’ai le sentiment que pour écrire de manière sincère, pour arriver là où j’ai envie d’arriver, pour atteindre une certaine force, il faut que je me laisse engloutir par le sujet.

Leïla Slimani

« Ces sujets », écrivez-vous dans Le Parfum des fleurs la nuit, « vous choisissent, et pas l’inverse. (…) Ils vous dévorent. Ils sont comme une tumeur qui s’étend en vous, qui prend le contrôle de tout votre être et dont vous ne pouvez guérir qu’en vous abandonnant ». Comment comprendre cette assertion ?

Leïla Slimani : Quand j’étais adolescente et que je lisais, c’était de manière totale, absolue. Je me plongeais dans la lecture au point de perdre mes repères, de vouloir vivre dans le livre. J’avais envie de connaître les personnages. C’était un peu la même chose avec le cinéma : je sortais d’une séance à la fois bouleversée et en colère d’être obligée de retourner dans le vrai monde. Parce que j’avais l’impression que ces personnages étaient ma famille, mes amis. Ils étaient beaucoup plus réels que le réel. Je pense que c’est un peu la même chose dans ma pratique de l’écriture. Une fois que je commence à écrire, je suis tellement habitée par le sujet que plus grand-chose n’existe et plus grand-chose n’a d’intérêt. J’ai le sentiment que pour écrire de manière sincère, pour arriver là où j’ai envie d’arriver, pour atteindre une certaine force, il faut que je me laisse engloutir par le sujet.

L’écriture est-elle cathartique selon vous ?

Leïla Slimani : Je ne pense pas que l’écriture soit cathartique. Au contraire, elle est masochiste. Je ne cherche pas du tout à me défaire de mes pulsions et de mes chagrins. Je cherche à les raviver. C’est le réel qui est cathartique et qui vous oblige à vous détacher de tout pour retrouver l’être social. L’écriture est plutôt démoniaque.

Justement, votre littérature est hantée par la figure du père en proie à une mélancolie profonde suite à maints événements douloureux. Une situation qui était aussi celle de votre père, Othman Slimani. Écrire vous a-t-il permis de réparer « l’injustice et la déchéance sociale » dont a été sujet ce père ?

Leïla Slimani : Non, l’écriture ne permet pas de réparer. Ce qui a été ne peut être changé et on ne peut pas annuler les souffrances vécues. Mais cela permet de s’approcher de cet évènement douloureux, de se pencher au-dessus, de l’aborder différemment et peut-être, de mieux le comprendre.

La lecture du Deuxième Sexe a été très importante pour moi à plusieurs égards. Le premier étant que c’est un livre total, d’une richesse savante absolument extraordinaire dans lequel elle montre que la meilleure manière pour une femme de s’émanciper, c’est le savoir.

Leïla Slimani

Parmi les autrices que vous estimez, nous retrouvons Simone Veil et Simone de Beauvoir, deux intellectuelles qui ont marqué leurs époques et des générations entières de femmes à travers le monde. Qu’est-ce qui vous plaît dans leurs parcours et dans leurs écritures ?

Leïla Slimani : Simone Veil est évidemment une leçon de courage, de dignité et de cohérence intellectuelle. Pour elle, rien n’était écrit à l’avance. Elle n’était pas censée monter à la tribune pour défendre l’avortement puisqu’elle était plutôt de droite et issue d’un milieu bourgeois. Mais face à une réalité incontournable, elle n’hésitera pas à défendre cette cause plus forte que les petites allégeances, les petits calculs politiques. C’est ce que j’aime chez elle. J’admire aussi son empathie. Elle avait cette appétence pour les plus faibles d’entre nous, ceux que la société marginalise. Elle a visité les malades du sida, les détenus… C’est quelque chose qui est aussi lié à sa propre expérience avec le mal absolu.
Simone de Beauvoir est une personne que j’admire à la fois comme intellectuelle et comme femme. La lecture du Deuxième Sexe a été très importante pour moi à plusieurs égards. Le premier étant que c’est un livre total, d’une richesse savante absolument extraordinaire dans lequel elle montre que la meilleure manière pour une femme de s’émanciper, c’est le savoir. Parce que, à partir du moment où vous avez lu de la philosophie, de la médecine, de la psychologie, vous êtes capable de répondre à tous les instruments, à toutes les justifications qu’on va vous servir pour vous aliéner, vous expliquer que vous êtes inférieure par nature. J’ai compris cela grâce à Simone de Beauvoir. Ensuite, la vie de cette femme m’a beaucoup inspirée. Sa liberté, son rapport au couple, à la sexualité, cette puissance de vie liée à une rigueur intellectuelle phénoménale… Bien qu’étant une grande intellectuelle, c’était une femme qui aimait beaucoup la vie. Elle aimait boire, sortir, rencontrer des gens, voyager, s’habiller avec de beaux vêtements.
Outre Le Deuxième Sexe, j’ai beaucoup aimé Les Mémoires d’une jeune fille rangée paru en 1958. C’est un livre qui m’a beaucoup touché et dans lequel je me suis reconnue par certains aspects.
La phrase : « Adulte, je reprendrais en main mon enfance et j’en ferais un chef-d’œuvre sans failles » qu’elle écrit au début du livre m’a beaucoup marqué. Je crois d’ailleurs que la principale leçon de littérature que j’ai reçue de Simone de Beauvoir, c’est cela. La sublimation de la vie dans la littérature. Prendre quelque chose de trivial, de banal pour essayer d’en faire quelque chose de beau, voire d’extraordinaire.

De par leurs respectifs choix de carrière et leurs combats, ces femmes se sont dérobées aux rôles auxquels étaient assignées les femmes au XXe siècle. C’est une situation également circonscrite aux protagonistes de vos textes. Audacieuses et libres, elles sont dépourvues de tout « instinct maternel », incommodées par leurs enfants et par les taches inhérentes à leur statut de mère.

Leïla Slimani : Non, je ne crois pas que mes personnages soient libres. Elles sont au contraire toutes aliénées, soit par une addiction, soit par l’impossibilité de choisir entre indépendance et conjugalité. Ni Adèle, ni Myriam ni Mathilde ne se dérobent aux rôles qu’on leur a assignés. Elles sont épouses, mères et dans ce cadre étroit, elles essaient d’inventer une liberté.

Chez Dostoïevski, j’aime d’abord la folie. On sent chez lui une sorte de tremblement, une immense inquiétude, une douleur, qui pour moi font partie de la littérature.

Leïla Slimani

Outre Simone Veil et Simone de Beauvoir, vous êtes une grande lectrice de Dostoïevski. Qu’est-ce qui vous plaît chez cet auteur ?

Leïla Slimani : Le roman russe contrairement au roman français ou au roman européen est un roman absolu, métaphysique. Il ne traite pas seulement de la vie des gens. C’est un roman qui interroge aussi le bien et le mal, les origines de la violence, l’existence de Dieu. J’aime beaucoup cet aspect métaphysique. Enfant, j’avais aussi cette fascination pour la société russe et pour la première partie du XIXe siècle russe qui a été un moment tout à fait extraordinaire dans l’histoire de la littérature. C’est un moment où plusieurs génies ont cohabité et produit simultanément des œuvres d’une densité et d’une ambition absolument phénoménales. Chez Dostoïevski, j’aime d’abord la folie. On sent chez lui une sorte de tremblement, une immense inquiétude, une douleur, qui pour moi font partie de la littérature. J’aime aussi, et c’est peut-être ce qui m’a le plus marqué au début, son intérêt, voire son obsession pour les pauvres gens. C’est quelque chose d’assez nouveau à cette époque. On n’écrivait pas beaucoup sur les pauvres gens. Or, c’est quelqu’un qui va commencer sa carrière en publiant des romans sur les pauvres gens, humiliés et offensés. Moi, qui venais d’un pays où il y avait beaucoup de misère, et où il me semblait difficile du fait de ma classe sociale de saisir ce qu’était cette vie-là même si j’en voyais les effets, Dostoïevski m’a permis de le comprendre à travers ce titre magnifique : Humiliés et Offensés.

La littérature a effectivement été pour ces trois auteurs un médium pour notamment sensibiliser le public sur les effets de la pauvreté, de la guerre et de la domination masculine. Eu égard à vos publications et à vos prises de position répétées pour la cause des femmes, des homosexuels…, diriez-vous que vous êtes une écrivaine engagée ?

Leïla Slimani : C’est une question très complexe. Je ne suis pas une autrice qui fait de la littérature une arme politique ou une arme de combat. Parce que très souvent, ça donne de très mauvais livres. Ensuite, parce que j’ai la volonté de me tenir en retrait, un peu à l’écart et d’être dans un dialogue plus intime avec le lecteur. En revanche, je suis engagée dans ma vie, en tant que personne et en tant que citoyenne pour un certain nombre de causes que je sépare de la littérature.

Comment qualifierez-vous votre travail littéraire ?

Leïla Slimani : Je n’en ai aucune idée. Ce n’est pas à moi de le qualifier. C’est aux critiques littéraires de le faire.