Hommage à Charlie Hebdo (2/3)
Auteur et dessinateur de bandes dessinées, Frédéric Bihel figure parmi les fidèles soutiens de Charlie Hebdo dont il apprécie à la fois la clairvoyance et les principes. Dans ce deuxième volet de notre hommage au journal satirique, il dévoile avec émotion la façon dont il a vécu les attentats terroristes de 2015. Entretien avec Frédéric Bihel.
Comment avez-vous découvert Charlie hebdo ?
Frédéric Bihel : Je pense qu’il y a eu un avant et un après le 7 janvier 2015.
C’est-à-dire que comme beaucoup de gens de ma génération, je connaissais ceux qui l’avaient créée, ceux qui l’animaient. Je connaissais Honoré, Wolinski, Cavanna, et évidemment Cabu grâce à ses dessins publiés dans Charlie Hebdo et d’autres journaux et magazines.
Ce sont des gens qui m’ont accompagné à peu près toute ma vie, même si je suis dans un autre registre de dessins. Lorsque j’ai appris le 7 janvier, que Cabu et Wolinski avaient été tués à coups de kalachnikovs, ça a été un choc. C’était une irruption de la violence et de la guerre dans notre vie en France. Il se trouve qu’en plus le numéro du 7 janvier, je l’avais acheté. J’avais vu les dessins de Charb et de Luz, qui faisait partie des plus jeunes. J’étais donc sous le choc. Ces gens-là étaient des journalistes : ils avaient leur carte de presse, ils véhiculaient des idées, des informations. Je connaissais leurs dessins, leurs univers, leurs voix. Ils faisaient partie de ma culture. Le dessin politique, le dessin d’humour, le rire provoqué par l’image, me paraissent complètement consubstantiels de ma vie et de ma culture.

Qu’est-ce qui a changé dans votre rapport à Charlie Hebdo depuis les attentats terroristes de 2015 ?
Frédéric Bihel : Il y a eu un grand mouvement de solidarité au moment des attentats. Notamment dans le milieu de la bande dessinée où il y a eu un appel au dessin. Tous les éditeurs et dessinateurs se sont réunis pour les aider. Je fais partie des gens qui ont publié un dessin dans La BD est Charlie, un album en noir avec des dizaines de dessins d’auteurs et d’autrices de bandes dessinées. Comme tous les autres participants à l’album, on m’a offert à ce moment un abonnement d’un an. Lorsqu’il s’est terminé, je l’ai renouvelé. Ça fait maintenant neuf ans que je le renouvelle, chaque an. Je ne le lis pas toujours en entier lorsque je le reçois, mais pour moi, il est inconcevable d’arrêter cet abonnement.
Selon vous, qu’est ce qui fait la spécificité de Charlie Hebdo ?
Frédéric Bihel : C’est vraiment leur clairvoyance sur tout ! Ce sont des gens sans compromissions qu’on ne peut pas prendre en faute. Même sur le plan écologique, ils ont toujours eu un regard clairvoyant. Ils allaient aux cops, ils ont consacré des grands dossiers au climat, à l’écologie. Ils sont écolos dans le sens actif du terme. Ils ont eu un regard évidemment très clairvoyant sur la laïcité, les extrémismes, le fascisme, la montée des idées délétères…
Au moment des attentats, en janvier 2015, ce qui m’avait glacé le sang, c’était la clairvoyance de Charb lorsqu’il a réalisé ce dessin prémonitoire avec un djihadiste ressemblant à un moudjahidine afghan qu’il a accompagné de cette phrase : « Toujours pas d’attentats en France. Attendez ! On a jusqu’à fin janvier pour présenter ses vœux ». Si ça, ce n’est pas de la clairvoyance, qu’est-ce que c’est ?
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Charlie hebdo vous a-t-il influencé dans votre travail d’auteur de bandes dessinées ?
Frédéric Bihel : Je ne peux pas vous dire qu’il m’a influencé parce que je suis quand même dans un autre registre. Mais quand il y a eu ces attaques, je me suis senti atteint. Pas en tant que français, ni en tant qu’athée ou homme. Je me suis senti atteint en tant que dessinateur. Certes, il n’y a pas que des dessinateurs qui ont été tués, mais ce sont eux qui étaient visés en premier, notamment Charb qui était extrêmement talentueux.
D’après vous, pourquoi Charlie Hebdo gêne-t-il autant de gens alors qu’il ne fait que perpétuer une tradition française de la caricature politique et antireligieuse à laquelle des figures comme Daumier, Grandville et Jossot se sont excellemment illustrés ?
Frédéric Bihel : Ce n’est pas qu’à la Française, c’est aussi à l’Anglaise, à la Belge, à l’Européenne. Avec les scénaristes Jean-François Charles et Maryse Charles, j’ai fait quatre BD sur le roi Léopold II et tout ce qu’il a commis au Congo. Le roi Léopold II est un personnage qui a été énormément caricaturé avec une férocité terrible dans notamment L’Assiette au beurre et Punch. Il était ridicule, mais c’était ce qu’il fallait faire. Il fallait s’attaquer à lui comme à tous ces princes et rois de l’époque qui ont été des ordures intégrales dans les colonies.

Ce qui m’a frappé avec l’affaire des caricatures de Mahomet republiées par Charlie Hebdo, c’est le changement d’échelle. Lorsque Jyllands-Posten, le journal danois a publié les caricatures de Mahomet et qu’il y a eu des polémiques et des fatwas contre les dessinateurs, de nombreux journaux à travers le monde dont France soir ont partagé le dessin en solidarité avec les dessinateurs danois. En réaction à cela, le directeur de France soir a été viré. Par solidarité envers lui et leurs collègues danois, Charb a décidé de les republier. Petit à petit, les dessins se sont baladés sur le web. À partir du moment où elles ont atteint une certaine échelle, c’est l’œil de Sauron qui s’est braqué sur Charlie Hebdo et qui le poursuivit jusqu’en janvier 2015. Avant les attentats, il y a d’ailleurs eu un mouvement fallacieux mis en place par des gens peu musulmans, avec des intentions davantage politiques que religieuses. Ils ont fabriqué et diffusé un dossier complètement bidon avec un mélange de dessins de différentes époques. C’est ce qui a créé un mouvement mondial contre Charlie. C’était de la pure et malveillante manipulation. Il ne faut pas croire que tous les musulmans ou tous les chrétiens du monde entier sont à l’affût de toute offense. Ils sont instrumentalisés. Il y a des manipulations complètement délétères qui existent encore aujourd’hui et qui sont employées contre Charlie Hebdo alors qu’ils ont toujours écrit sur tous les sujets, sur toutes les religions. La religion fait partie de ce qui est critiquable dans la société comme la politique, la bêtise crasse des phallocrates, la toxicité des hommes vis à vis des femmes, le racisme, l’antisémitisme…
Comment soutenir Charlie hebdo aujourd’hui ?
Frédéric Bihel : En le lisant et en disant qu’on le lit ! Je ne peux pas vous en dire plus parce que je suis effaré par les gens qui lisent Charlie Hebdo et s’en cachent.
Je pense qu’il faut le lire, ne pas simplement dire : « Je suis Charlie ». Ça, ça ne marche qu’un temps. J’ai relu plusieurs passages du numéro des survivants où il y avait notamment un grand texte de Gérard Biard qui, une semaine après la mort de ses amis, se demandait pour combien de temps tout le monde serait Charlie. Il a été d’une grande lucidité puisque très peu de personnes le sont, aujourd’hui. Donc je pense qu’il faut lire Charlie Hebdo et ne pas s’en cacher. C’est un moyen de soutenir certains principes et droits acquis depuis longtemps. Lire Charlie Hebdo, c’est aussi soutenir la république. C’est quand même un petit coup taquin du destin que la mort de Jean-Marie Le Pen ait lieu le jour des commémorations des attentats terroristes contre la rédaction de Charlie Hebdo. Jean-Marie Le Pen est quelqu’un qui a passé toute sa vie à tirer à balles réelles sur la démocratie, sur la république qui était son ennemi. Il vient d’une pensée antirévolutionnaire, réactionnaire, populiste. Il était l’une des cibles de Charlie Hebdo parce que c’était quelqu’un de dangereux dont les émules se sont répandues partout dans le monde. Les thèmes qu’il a diffusés sont comme des virus dans la société, ils sont partout maintenant. Heureusement, il y a eu des journaux comme Charlie Hebdo pour dénoncer ces idées !


C’est vraiment le rôle de chaque citoyen, de chaque citoyenne de lire Charlie Hebdo et de le dire. Charlie hebdo ne défend pas que les valeurs de La France. La France n’est pas un pays retranché. Moi, je suis de culture française, mais je me sens avant tout appartenir à l’humanité. Dans la matinale de France inter, il y a souvent cette question posée par Léa Salamé : liberté, égalité, fraternité, vous choisissez quoi ? Beaucoup de gens choisissent la liberté, mais il faudrait les interroger de quelle liberté il s’agit. Si c’est la leur ou non ? Pour moi, ce serait davantage la fraternité humaine. La liberté a un sens quand on est en Ukraine, quand on est dans un pays comme le Mali, quand on est dans un pays où il y a des pouvoirs forts, des pouvoirs dictatoriaux, où la police peut vous embarquer n’importe quand. Dans ces pays-là, la liberté d’opinion et d’expression sont bienvenues. Mais quand on vit en France, je pense qu’il faut avoir ce regard un petit peu plus vers l’horizon et ne pas oublier la fraternité. On pourrait aussi ajouter la sororité. Il faut aller vers quelque chose qui, effectivement, nous sort de nous-mêmes en tant que individus.