Figure incontournable de la scène culturelle marocaine et internationale, le grand artiste plasticien Soufiane Ababri a créé une œuvre revivifiante en réaction à l’orientalisme et à certaines représentations picturales masculinistes. Grand lecteur du romancier marocain Abdellah Taïa, il nous fait l’honneur d’un entretien dans lequel il dévoile son admiration pour la littérature de ce dernier qu’il définit à bon escient comme « une main tendue qui caresse, qui bouscule et pousse le lecteur à continuer de marcher, à continuer de survivre ». Entretien.
Comment avez-vous découvert Abdellah Taïa ? Qu’en est-il de son œuvre ?
Soufiane Ababri : J’ai découvert le travail d’Abdellah Taïa avant de lire ses livres. Il y avait certainement quelque chose qui me disait déjà qu’il fallait que je les lise, que je les comprenne et que je me les approprie puisque c’est de moi dont ces livres parlaient. C’était inévitable et je savais que ça n’allait pas être une lecture quelconque, mais un acte irrévocable. Une voix me soufflait que c’était la seule solution pour arriver à me comprendre. Et je ne me suis pas trompé.
Auteur et metteur en scène de théâtre et de cinéma, Abdellah Taïa est l’une des premières personnalités marocaines et maghrébines à revendiquer ouvertement son homosexualité. Comment avez-vous vu vécue cette revendication publique de son homosexualité ?
Soufiane Ababri : Il me semble à reculons que ça a eu pour moi l’effet de l’année 0. C’était le début d’une histoire qui s’écrit ouvertement avec un « je » qui s’assume, un « je » qui tente de sonder l’insondable, ce gouffre qu’est la peur, la violence qui menaçait et menace toujours la communauté LGBTQI+ au Maroc et dans le monde musulman.
Quel bilan dressez-vous de ce coming-out effectué dans les colonnes de TelQuel en 2006 ? A-t-il permis d’initier un débat probant sur les droits des minorités sexuelles au Maroc ?
Soufiane Ababri : Ça a permis à toute une génération de s’identifier à lui. Abdellah a dû affronter seul les conséquences de ce coming-out avec une fierté et un entêtement qui ont fini par polliniser la pensée des générations suivantes. Quand on y pense, c’est une éclosion qui a pris du temps, mais ce qui arrive à des racines solides.
L’œuvre d’Abdellah Taïa est indissociable de son combat pour les opprimés. Comment l’expliquez-vous en tant que marocain et artiste ?
Soufiane Ababri : La prise de parole et le fait de s’affirmer fièrement hors du groupe au Maroc est déjà énorme. Alors je vous laisse imaginer ce que représente le fait d’écrire à la première personne sur des questions telles que la place des minorités sexuelles (déjà dire qu’ils existent), la place des femmes, la violence subie par les classes pauvres au Maroc. Le travail d’Abdellah montre quelque chose de beau qui est que l’esthétique de la résistance n’est pas celle qu’on imagine, violente et masculiniste, c’est la sincérité et la magnificence de la fragilité. Il y a un côté très Genetien (en référence à Jean Genet) chez Abdellah Taïa, je trouve, et qui est de dire : vous avez fait de moi un paria ? Alors préparez-vous.
Y a-t-il un livre d’Abdellah Taïa que vous appréciez particulièrement ? Et pourquoi ?
Soufiane Ababri : Tout le travail d’Abdellah, tous ses livres font corps. Mais si je ne devais en choisir qu’un seul, ce serait L’armée du salut pour des raisons subjectives liées aux lieux où se déroule le livre et à des expériences similaires, des sensations que j’arrive encore à retrouver aujourd’hui, même avec le temps qui passe.
Comment qualifierez-vous l’œuvre d’Abdellah Taïa ?
Soufiane Ababri : L’œuvre d’Abdellah Taïa est un bain rituel, une cérémonie d’initiation, un antre qui accueille à des moments de doute. C’est une main tendue qui caresse, qui bouscule aussi et pousse le lecteur à continuer de marcher, à continuer de survivre.
Votre œuvre et celle d’Abdellah Taïa sont traversées par des problématiques liées au corps. Quelle en est la raison ?
Soufiane Ababri : La question du corps est liée à celle de la honte (la hchouma) qu’on nous inflige au Maroc. On nous pousse à avoir de la honte envers les possibilités du corps, ce sont quasiment des chaînes qu’on nous met sur la chaire. Ajoutez à cela la question extrêmement oppressante de la masculinité, toutes les violences subies dans l’enfance quand on est un homosexuel… Je pourrais continuer certainement longtemps. Ce que je sais, c’est qu’avec ce corps qu’on continue tous les deux à traîner à Paris, on dit aux autres corps LGBTQI+ : aimez-vous, n’écoutez PAS ceux qui vous empêchent d’avoir votre place dans le monde, vous êtes aimé(e)s.
Abdellah Taïa publiera le 22 août prochain aux Éditions Julliard un nouveau roman intitulé Le bastion des larmes. Quel avis portez-vous sur ce livre ?
Soufiane Ababri : Le bastion des larmes est un livre beau et féroce. Un livre où le narrateur se donne une texture limpide dans le sens où il s’offre au lecteur sans barrières…