Chadia Loueslati : « La bande dessinée peut changer l’histoire »

Chadia Loueslati © DR

Partisane de la bande dessinée autobiographique, l’autrice et dessinatrice Chadia Loueslati a publié ces dernières années une série de livres mettant en scène son vécu et celui de sa parentèle entre la Tunisie et la France. Une œuvre ambitieuse qu’on pourrait volontiers associer à sa conception éminente de la bande dessinée, cet art ayant permis de garder une trace de l’existence des siens sur terre. Entretien.

Qu’est-ce que la bande dessinée ?

Chadia Loueslati : La bande dessinée est un médium formidable. Étant une autrice de romans graphiques, j’ai tendance à dire de ce format qu’il est un bon compromis entre le roman et l’album jeunesse. C’est de la littérature. J’ai été transportée par certaines bandes dessinées qui m’ont fait pleurer et d’autres qui m’ont mise en colère.

Qu’est-ce qui fait sa littérarité ?

Chadia Loueslati : C’est le fait de pouvoir aborder plein de sujets qu’on pourrait également lire dans les romans. Ensuite, il y a les adaptations de nombreux classiques en romans graphiques aujourd’hui pour pouvoir leur rendre accessible à certains jeunes. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, la bande dessinée est très compliquée à écrire. Il faut faire des choix, synthétiser. C’est un exercice aussi complexe que l’écriture d’un roman. Je sais que tout le monde n’est pas d’accord avec le fait que ce soit de la littérature, mais pour moi ça l’est. Comme je le disais tout à l’heure, j’ai lu des bandes dessinées qui m’ont transporté. Habibi de Craig Thompson est l’un des plus beaux romans graphiques que j’ai lu et relu. La relecture d’un roman graphique permet d’avoir une nouvelle interprétation à chaque fois. On revient sur certaines illustrations, certains détails qu’on n’avait pas constatés la première fois. C’est comme si on complétait l’histoire en y voyant de nouvelles choses, qui ne sont pas forcément dites ni écrites, mais qui vont apporter un éclairage supplémentaire. J’adore cela.

Je pense qu’on devrait amener dans les collèges et les lycées les romans graphiques adaptés de livres célèbres ou sur lesquels travaillent les élèves.

Chadia Loueslati

Comment expliquez-vous le fait que la bande dessinée soit encore mésestimée par certaines personnes dans les médias en France alors que nous avons le plus grand festival du monde dédié au genre ?

Chadia Loueslati : Je pense qu’elle l’est de moins en moins parce que les nouveaux formats comme le roman graphique permettent d’aborder des sujets de société qu’on n’abordait pas forcément avant en bandes dessinées. La preuve en est que de plus en plus de maisons d’édition développent des collections consacrées à la BD. C’est le cas des éditions Nathan qui n’éditait pas de bandes dessinées. C’est pareil pour L’école des loisirs. Si les éditeurs enclenchent ce système, c’est qu’il y a un intérêt et une demande des lecteurs.

Pourtant, la bande dessinée n’a toujours pas le même statut, ni la même légitimité que le roman auprès des institutions culturelles.

Chadia Loueslati : C’est parce que c’est du dessin et que celui-ci est souvent associé à quelque chose de léger, de simple qu’on fait en dilettante, alors que ça demande énormément de travail, énormément de recherche. Les gens ne se rendent pas toujours compte du travail iconographique qu’il y a dans une bande dessinée. Quand j’ai eu à réaliser la bande dessinée sur Oum Kalthoum, heureusement que j’étais avec Nadia Hathroubi-Safsaf, qui est journaliste. Nous avons eu accès à une base de données auxquelles je n’ai normalement pas accès. C’est très difficile de retrouver des photos d’époque. Ça nécessite un travail énorme. Mais dans l’esprit des gens, ça reste un dessin, quelque chose qu’on peut faire de manière posée, tranquille alors que des fois, ça peut être une vraie galère. On peut passer une journée sur un dessin et le rater.

Quelles sont vos préconisations pour faire évoluer ces représentations ?

Chadia Loueslati : Je pense qu’on devrait amener dans les collèges et les lycées les romans graphiques adaptés de livres célèbres ou sur lesquels travaillent les élèves. Par exemple, il y a Une vie de Simone Veil qui a été adaptée en bande dessinée. Ça pourrait être une manière d’amener les élèves à s’intéresser à cette histoire. Et contrairement à un roman où il n’y a que du texte, ils peuvent facilement devenir spectateurs du récit de Simone Veil grâce à la BD. Surtout que tout ce qui est classique intéresse moins les jeunes. Je le vois avec mes enfants : lorsqu’une de mes filles a travaillé sur Molière avec ses camarades en classe, c’était une souffrance absolue. Mais lorsque je lui ai fait lire Molière vu par une ado, un livre que j’avais illustré dans le cadre de mon travail, elle a adoré Molière parce qu’elle l’a vu d’une autre façon. Nous vivons à une époque où les jeunes sont très influencés par le visuel. Nous sommes dans une société visuelle.

Et donc une société d’images ?

Chadia Loueslati : Oui ! Tout se fait par l’image aujourd’hui. On juge et on prend certaines de nos décisions à partir de choses qu’on a vues. Il n’y a qu’à regarder dans les transports en commun pour s’en rendre compte. Tout le monde est sur son portable. Puisqu’il faut apprendre l’histoire, autant le faire par le biais de la bande dessinée. Pourquoi Maus a eu autant de succès à votre avis ? C’est parce qu’Art Spiegelman a fait preuve de grande intelligence en utilisant un médium considéré comme quelque chose d’enfantin pour aborder l’holocauste, un sujet qui était jusque-là traité principalement dans les romans, les essais littéraires et les biographies. Il a quasiment été avant-gardiste sur ce point.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Chadia Loueslati : Il y a des lectures qui m’ont marquée et d’autres qui m’ont bousculée dont le livre témoignage de Samira Bellil, Dans l’enfer des tournantes. Elle a été l’une des premières à dénoncer les tournantes qui existent dans certaines cités en France. Il y a Tahar Ben Jelloun dont j’admire les romans et Stephen King. C’est bizarre, mais j’aime ce côté un peu en dehors de la réalité qu’il a. Ce que j’aime aussi chez lui, c’est le fait qu’il prenne comme personnages principaux des gens ordinaires pour créer des histoires extraordinaires. Ça, c’est une caractéristique de son œuvre qui m’a beaucoup marquée. Je pense que toutes les lectures que j’ai eues à faire au fil des ans m’ont influencée pour devenir celle que je suis aujourd’hui. Quand j’étais jeune, je n’avais pas le droit de sortir pour aller où je voulais. Le seul endroit toléré à l’époque par ma mère était la bibliothèque. Pour moi, ça a été une révélation. C’était comme si on me donnait un portable avec un accès illimité à Internet. J’ai lu tout ce qui me tombait sous la main. Chaque semaine, je revenais de la bibliothèque avec huit bouquins que je lisais. Je passais mon temps à me tuer à la lecture pour ne pas m’ennuyer. Petit à petit, j’ai appris à rentrer dans le livre, à être spectatrice. Encore aujourd’hui, j’ai cette habitude. Quand je lis, il peut y avoir une explosion autour de moi, je ne l’entendrai pas. J’ai cette capacité à fermer mes oreilles, à être complètement happée par l’histoire.

La lecture m’a permis de réfléchir, de penser différemment, de voir une partie de cette société dont j’ignorais l’existence, d’apprendre à connaître les gens à travers différentes histoires. La première fois que j’ai entendu parler de l’inceste, c’était dans un livre. Ce n’est pas un sujet qui était abordé dans ma famille. Même mon éducation sexuelle, c’est dans les livres que je l’ai faite. À l’époque, c’était un sujet tabou dans beaucoup de familles et on n’en parlait pas à l’école comme c’est le cas aujourd’hui. Donc, dès que j’avais une question sur la sexualité, sur la vie, sur la science, j’ouvrais un livre et il y avait tout. Il y a aussi eu les petits magazines pour adolescentes que je lisais uniquement à la bibliothèque. Il y avait une rubrique où les journalistes du magazine répondaient aux questions des lectrices. Toutes ces lectures ont été importantes.

Bien qu’étant éditées en français, vos bandes dessinées sont souvent parsemées de mots et d’expression en langue arabe. Quelle en est la raison ?

Chadia Loueslati : Souvent, les mots comme « Inshallah » sont des mots que les jeunes entendent et prononcent sans connaître le sens. Mes filles, qui ne parlent pas l’arabe, utilisent souvent des expressions arabes lorsqu’elles échangent entre elles ou avec leurs amies. Lorsque je les interroge sur la signification de tel mot ou de telle expression, elles me répondent qu’elles ne connaissent pas le sens, mais l’utilisent parce que tout le monde les utilise.

Il était important de mettre ces mots-là, qui sont usuels, dans le livre sans qu’il n’y ait toujours de traductions ou d’explications. Mon père, qui est l’un des personnages centraux du livre, employait très souvent le mot « Inshallah ». Je ne me voyais ne pas mettre ce mot dans le livre. Quelque part, c’est aussi la preuve d’un attachement à mes parents. Mon père parlait très mal le français. Quand j’ai utilisé dans le livre, les mots qu’il employait au quotidien, on me l’on me l’a beaucoup reproché. J’ai reçu des messages d’hommes qui m’ont dit que je me montrais mon père comme un Arabe ignorant alors que c’est ainsi qu’il s’exprimait. Donc pourquoi lui faire parler la langue de Molière correctement alors que ce n’était pas le cas ? C’était au contraire un portrait affectueux. Malgré le fait qu’il soit aujourd’hui décédé, il arrive souvent à ma sœur d’employer certaines de ses expressions durant nos échanges. Non pas sur le ton de la moquerie ou du jugement, mais simplement par affection.

Justement, dans vos livres, vous faites tendrement monstration de cette langue que parlait votre père malgré les incorrections liées à un apprentissage tardif du français.

Chadia Loueslati : C’est parce qu’on a été habitué à l’entendre parler comme ça. On ne s’en moquait pas. Il n’était d’ailleurs pas le seul à s’exprimer de cette manière dans mon entourage. Par contre, j’ai vu des gens se moquer de lui. Lorsqu’il parlait à certaines personnes, il y avait des gens qui rigolaient en sa présence. Ce manque d’empathie me faisait très mal.

La langue est-elle un critère de distinction ?

Chadia Loueslati : Encore aujourd’hui, oui ! On juge souvent les gens sur leur apparence et leur façon de parler sans même les connaître ni se renseigner sur ce qu’ils pourraient nous apporter. Le fait de parler une langue correctement ou non est juste une question d’apprentissage.

Quel est votre rapport personnel aux langues ?

Chadia Loueslati : Je parle principalement le français, que ce soit avec mon mari ou mes enfants. Je parlais arabe avec mes parents qui sont décédés depuis un moment. C’est une langue que je ne parle plus souvent puisque mon mari, qui est à moitié arabe, ne l’a jamais appris. Il ne parle que le français. Parfois, je me surprends à m’approcher des gens dans la rue quand je les entends parler en arabe. Non pas pour écouter leurs conversations, mais juste pour entendre la sonorité de la langue qui m’apaise, me replonge avec nostalgie dans mon passé. Mes parents ont toujours insisté pour que j’apprenne l’arabe alors que je ne le voulais pas à l’époque. Je voulais plutôt apprendre l’espagnol. J’ai eu la chance d’être dans un collège où l’arabe était proposé. Je l’ai appris et j’en suis finalement très contente aujourd’hui parce que je peux à la fois parler, lire et écrire en arabe. Je parle aussi l’anglais, une langue très belle ! Je suis pour l’apprentissage des langues, pour l’ouverture vers l’autre et sa langue. Même si on est en France, on peut apprendre d’autres langues pour essayer de communiquer avec les gens.

Sur quel support dessinez-vous ?

Chadia Loueslati : Je dessine toutes mes bandes dessinées sur une tablette numérique. Le week-end, je m’astreins à dessiner avec de la peinture et des pinceaux. Il n’y a pas la possibilité d’effacer son dessin puis de recommencer lorsque l’on se trompe, mais je m’y astreins chaque dimanche pour m’améliorer comme je n’ai jamais fait de Beaux-Arts.

Comment effectuez-vous la mise en couleur dans vos livres ? Qu’est-ce qui détermine vos choix ?

Chadia Loueslati : La couleur est souvent choisie en fonction des thèmes du livre. Dans Famille Nombreuse, le jaune, je l’ai choisi parce que c’était la tenue de travail de mon père quand il était à la RATP. Il fallait que cette couleur ressemble aussi à celle du ticket de métro de l’époque qui était jaune. Pour Nos vacances au bled, j’ai choisi l’orange parce que quand je suis partie en Tunisie, je me suis teint les cheveux en utilisant du henné orange en pensant que c’était du henné noir. C’était aussi une référence à la Fanta qui est hyper orange là-bas, à cause des colorants. Je choisis généralement une seule couleur pour mes livres parce que je ne suis pas très à l’aise avec les couleurs. Ça devient vite n’importe quoi quand j’en mets beaucoup. Finalement, c’est devenu ma marque de fabrique. Pour la BD sur Oum Kalthoum, j’ai utilisé la sépia parce que c’est la couleur qui transparaissait dans les photos d’époque. Elle fait penser à tous ces films égyptiens en noir et blanc, des années soixante et soixante-dix.

Comment construisez-vous vos perspectives ?

Chadia Loueslati : Je construis mes perspectives selon l’angle de vue que je souhaite mettre en avant. J’aime bien intégrer également dans mes perspectives des petits éléments utiles à l’histoire du livre. Ce n’est jamais facile ni amusant de dessiner des perspectives. C’est un exercice très difficile sur lequel j’évolue de jour en jour. D’ailleurs, si vous regardez Famille Nombreuse et Oum Kalthoum : Naissance d’une diva, vous vous rendrez compte de mon évolution dans la conception de mes perspectives.

Famille Nombreuse a changé énormément de choses au sein de ma famille. Elle a permis à mes neveux et nièces de connaître leurs grands-parents.

Chadia Loueslati

Depuis l’avènement des intelligences artificielles, une grande partie du monde de la culture s’inquiète de la disparition progressive de leurs métiers ou alors de l’amoindrissement des collaborations avec les cinéastes, producteurs et éditeurs. Partagez-vous leurs inquiétudes dans le secteur de la bande dessinée ?

Chadia Loueslati : Tout le monde s’en inquiète effectivement, mais ce qu’il faut comprendre, c’est que c’est nous qui alimentons l’intelligence artificielle. Elle ne peut rien générer si elle n’a pas de références. Ça ne m’inquiète pas vraiment. Et si ça devait arriver, je ne serais probablement plus de ce monde. J’ai tendance à dire à mes filles de ne jamais anticiper l’angoisse, de ne pas s’inquiéter pour des choses qui pourraient éventuellement arriver, mais d’essayer de voir les choses comme elles sont au quotidien. Si l’intelligence artificielle devait remplacer les auteurs, les priver des opportunités de travail qu’ils ont, je ferais personnellement autre chose. Peut-être du jardinage ou tout autre chose qui me passionnerait. J’ai déjà dit ce que j’avais à dire. J’ai réalisé un rêve. J’ai eu cette chance de devenir auteure, c’est ce que je voulais donc je peux mourir en paix, même demain.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Chadia Loueslati : C’est un laboratoire géant. J’expérimente tout ce qui me passe par la tête, tout ce qui me fait vibrer. Je suis une scientifique du dessin. Par-là, j’entends une chercheuse. Je me remets toujours en question, j’essaie constamment d’évoluer, de m’améliorer en testant diverses techniques.

Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?

Chadia Loueslati : Tellement de choses ! Elle permet à la fois de s’exprimer et de passer du bon temps. Elle peut changer l’histoire, permettre aux gens de ne pas oublier. Je sais que Famille Nombreuse a changé énormément de choses au sein de ma famille. Elle a permis à mes neveux et nièces de connaître leurs grands-parents. Ils ne les ont jamais rencontrés, mais grâce à la bande dessinée, ils parlent souvent des manières de ma mère et de mon père, tous deux décédés. La bande dessinée a permis de ne pas les oublier, de garder un témoignage, une trace de leurs vies.

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