Robin Josserand : « La littérature doit dire quelque chose dans une langue originale »

Robin Josserand © DR

« La littérature » disait Jean-Paul Sartre « consiste, précisément parce qu’elle est de la prose et qu’elle nomme, à mettre un fait immédiat, irréfléchi, ignoré peut-être, sur le plan de la réflexion et de l’esprit objectif ». Ainsi, la langue de l’écrivain parce qu’elle « dévoile » ce qui est dissimulé, clarifie ce qui est implicite doit être au service d’une cause : la liberté. Essayiste et romancier, la langue de Robin Josserand est particulièrement engagée pour la liberté, notamment lorsqu’il met à nu le caractère monotone et éreintant du travail, qui aliène son double littéraire. Entretien.

Qu’est-ce que la littérature ?

Robin Josserand : Je reprendrais cette phrase de Sollers que j’aime beaucoup : la littérature, c’est avant tout faire des phrases. Sous-entendu, de belles phrases. Et puis j’aime aussi cette anecdote de Barthes qui s’exclamait en lisant : « C’est ça, c’est exactement ça ! ». La littérature, c’est le lieu du « c’est ça » ; une vérité mise à nu qui n’aurait pu l’être autrement – car, comme il y a des formes de vérité musicales ou cinématographiques, je crois qu’il y a des formes de vérités littéraires. Une subjectivité qui aurait raison, qui aurait quelque chose à dire, du neuf sur quelque chose que l’on sait déjà. C’est peut-être un peu ça le style.

Existe-t-il une littérature ou des littératures ?

Robin Josserand : Pour moi, il n’y aurait qu’une seule littérature et qui serait, quel que soit le genre, un nœud inextricable entre le fond et la forme, le propos et le style. La littérature doit dire quelque chose dans une langue originale : celle de son auteur – au fond, elle ne serait peut-être qu’une simple mise en scène de sa propre subjectivité. Et puis, il y a un côté « défrichage » quand on écrit, dans le sens où on traque cette vérité qui n’aurait pas encore été mise à nu, ou en tout cas, c’est ce qu’on a tendance à croire parce qu’au fond, on ne fait toujours que réécrire ce qui a été déjà été écrit. Alors le cinéma, la musique, la peinture, peuvent être considérés, dans certains cas, comme de la littérature.

La littérature peut-elle et doit-elle tout dire ?

Robin Josserand : Je ne sais pas si elle le peut, mais je crois qu’elle le doit. Il existe sans doute autant de définitions de la littérature que de lecteurs, chacun ayant un rapport au réel qui lui est propre – et de ce lien au réel découle une vision personnelle de la littérature. Derrière cette question, il y a surtout, je crois, le problème de la pudeur. « Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte » pour reprendre Leiris. En vérité, la littérature ne peut pas tout dire, elle en est incapable, le langage étant imparfait par nature, il est impossible de traiter objectivement du réel, mais l’écrivain doit essayer, et c’est lorsque qu’il s’en approche qu’il y a, pour moi, les plus belles réussites. En revanche, je n’en fais pas une vérité générale ; mon livre pose cette question et joue avec cette idée, mais je sais bien sûr que certains lecteurs pourraient être très décontenancés. Personnellement, j’attends d’un livre et d’une œuvre un danger. Et le danger naît d’une vérité, parce que le réel, la plupart du temps, n’est tout de même pas très agréable.

Je crois en effet qu’il existe un art pornographique. Je peux parfois m’exclamer « c’est ça ! » devant une scène pornographique ; la vérité d’un geste, d’un regard, d’un baiser, c’est là, c’est vrai…

Robin Josserand

Dans Prélude à son absence, votre premier roman, le protagoniste s’adonne à la contemplation à la fois de livres, de magazines pornographiques et d’un tableau. Ces différents médias ont-ils quelque accointance avec la littérature ?

Robin Josserand : Bien sûr. Du moment qu’il y a cette vérité mise à nu. Je crois en effet qu’il existe un art pornographique. Je peux parfois m’exclamer « c’est ça ! » devant une scène pornographique ; la vérité d’un geste, d’un regard, d’un baiser, c’est là, c’est vrai : « c’est comme ça le réel. » Alors la peinture… Avec la peinture, c’est beaucoup plus sec, plus rapide, plus viscéral, ça attaque directement le système nerveux, comme le voulait Bacon.

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Robin Josserand : Je n’en ai absolument aucune idée parce que je dois confesser que je ne lis pas de bande dessinée… Mais je ne vois pas pourquoi elle ne le serait pas.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Robin Josserand : Il y a trois textes qui m’ont guidé vers l’écriture : Un Cœur simple de Flaubert, Le Secret de Tanizaki et La Lettre au père de Kafka. Je lis Kafka et puis, pour me « consoler », j’ouvre Tchekhov qui me dit en souriant et avec mélancolie : « Ça ira. » Le Journal de Kafka pourrait à lui seul à étancher ma soif de littérature. Adolescent, j’étais fasciné par Guyotat – j’avais par exemple ce projet d’écrire une espèce d’Éden, Éden, Éden à partir de scènes pornographiques disponibles sur Internet. Et puis Genet, bien sûr, qui est très important dans le roman. Mais Genet comme symbole, comme une figure tutélaire plutôt qu’une véritable influence parce que ses romans finissaient toujours par me perdre, mais je ne pouvais pas ne pas être fasciné. Je me souviens toujours de l’émotion ressentie lorsque j’ai lu pour la première fois le Condamné à mort : « Il se peut qu’on s’évade en passant par le toit », je suis fou de cette phrase. Et puis à Lyon, il y a une histoire tellement forte avec Genet. Genet, enfin, c’est lier l’homosexualité à cette marginalité que nous évoquions. D’où cette phrase en épigraphe du roman : « Il faut d’abord être coupable. » C’est peut-être terrible vu comme ça, mais ça peut aussi être séduisant d’être coupable et puis… Il y a des culpabilités qui ne sont pas très graves. Mais mon premier « choc littéraire », dirons-nous, a peut-être été musical, avec Alain Bashung et son album L’Imprudence. Ce disque est d’une poésie absolue, je l’écoutais en boucle quand j’étais adolescent. C’est pour moi un sommet indépassable de poésie. « Je suis noir de monde. » Tout est là. Mais disons que ça a plus formé mon sens esthétique que ma vision du monde… « Qu’on me disloque, qu’on me disperse, qu’on m’évapore… » Ah, Cioran aussi !

Lorsque j’étais enfant, je bégayais, et il m’arrive encore parfois d’avoir du mal à parler. Alors le fait d’écrire est peut-être une forme de revanche sur ce que je n’arrivais pas à dire.

Robin Josserand

Lisez-vous des auteurs contemporains ?

Robin Josserand : Oui. Je considère par exemple Jonathan Littell comme l’un des plus grands auteurs contemporains. Il écrit peu mais Une vieille histoire, publié en 2018, est pour moi un chef d’œuvre absolu ; je ne comprends pas pourquoi ce livre est passé inaperçu. Je n’avais jamais lu ça. Et c’est si fort, si rare, d’être en face de quelque chose de profondément radical, de nouveau. C’était comme un nouveau langage. C’est un livre particulièrement difficile, extrêmement violent, mais c’est pour moi une merveille. Je pense qu’il s’agit du pire livre que l’on puisse offrir à quelqu’un et pourtant je l’offre à tout le monde… J’aimerais que Jonathan Littell écrive plus – et son essai sur Bacon est également très beau, et je ne parle pas des Bienveillantes… Bref, c’est pour moi un écrivain absolument essentiel.

Plusieurs des auteurs que vous citez ont une relation spécifique aux langues. Quel est le vôtre ?

Robin Josserand : Lorsque j’étais enfant, je bégayais, et il m’arrive encore parfois d’avoir du mal à parler. Alors le fait d’écrire est peut-être une forme de revanche sur ce que je n’arrivais pas à dire. En tout cas, j’ai développé un rapport complexe avec le langage. Aujourd’hui, c’est devenu mon outil de travail. Le plus étrange, c’est que j’ai encore parfois la sensation de bégayer en écrivant.

Comment travaillez-vous la langue avec laquelle vous écrivez ?

Robin Josserand : Ce sont peut-être des réminiscences de mon expérience de musicien mais j’ai développé une obsession pour le rythme. Je dis souvent le texte à haute voix pour voir si ça fonctionne. Il m’arrive aussi parfois d’enlever des éléments importants afin de conserver ce rythme ; et de la même manière, de renoncer au mot exact au profit d’un autre qui s’intégrerait mieux à la cadence de l’ensemble. J’ai donc un rapport très musical à la langue. Commencer un texte, c’est toujours trouver un ton, un mouvement. Après quelques semaines, on parvient enfin à percevoir cette musique et alors il suffit de « glisser » le texte dedans. Et puis je serai toujours admiratif des « expérimentateurs », de Guyotat par exemple, ceux qui tordent le langage, qui l’amènent dans des directions inconnues – c’est notamment ce que Littell a brillamment réussi à faire.

Le langage reste pour moi le royaume de l’inconscient, alors il faut l’écouter, être attentif à ce qu’il a à dire. Le langage parle beaucoup.

Robin Josserand

Quelle relation entretenez-vous avec les langues que vous parlez, notamment le français ?

Robin Josserand : Paradoxalement, j’ai toujours été assez mauvais avec les langues étrangères. Je crois que le français est une langue très subtile dont le revers pourrait être une certaine préciosité. Et puis le langage reste pour moi le royaume de l’inconscient, alors il faut l’écouter, être attentif à ce qu’il a à dire. Le langage parle beaucoup.

En tant que bibliothécaire, quel est votre rapport avec le livre en tant qu’objet ?

Robin Josserand : Je suis, bien sûr, très attaché au livre mais je ne suis pas un fétichiste. Pour que je m’attache à un livre, c’est-à-dire que je transfère sur l’objet une véritable émotion, il faut qu’il soit souligné, gribouillé, corné.

Depuis plusieurs années, le format codex est concurrencé par de nouveaux supports tels que les livres d’artiste et les livres audio. Quels constats émettez-vous sur ces nouveaux supports de lecture ?

Robin Josserand : J’ai des amis qui sont des très gros lecteurs, qui lisent plusieurs dizaines de livres par mois alors là, les formats numériques sont vraiment très pratiques. Personnellement, je n’y arrive pas mais parce que, comme je le disais, j’ai besoin d’intervenir sur le livre. Mais je n’ai pas vraiment d’avis, en vérité. Vous savez, les gens qui se plaignent des formats numériques ou de n’importe quelle autre forme sont des gens qui, la plupart du temps, ne lisent pas vraiment.

Les bibliothèques, qu’elles soient scolaires, spécialisées ou publiques, doivent-elles les intégrer dans leur fonds documentaire ?

Robin Josserand : Oui, bien sûr. Je ne crois pas que les formats soient concurrentiels.

Pour écrire un roman, il faut vivre d’abord et écrire ensuite.

Robin Josserand

Avant d’être romancier, vous avez d’abord été essayiste en publiant un opuscule sur Mai 68 et les avant-gardes américaines. Quelle en est la raison ?

Robin Josserand : C’est cette fameuse anecdote, lorsque qu’un éditeur était tombé sur un article que j’avais écrit à propos de la Beat Generation et de Mai 68, et qui avait proposé de le publier. Ce fut un travail véritablement passionnant parce que gravitaient autour de ces avant-gardes tous les mouvements particulièrement fertiles de la fin des années 60, c’est là où se mêlaient par exemple les situationnistes, la Nouvelle Vague, le théâtre expérimental, la figuration narrative… L’idée était de voir comment ces artistes, la plupart étrangers, ont influencé le contexte politique, tout en étant eux-mêmes très influencés par la littérature française. C’est fascinant parce qu’on pensait encore que l’art pouvait servir à quelque chose, qu’il pouvait changer la vie, selon la formule de Rimbaud. Ce fut, je crois, la dernière des grandes avant-gardes.

Quelle est la spécificité de l’essai par rapport au roman ?

Robin Josserand : Si l’essai tente de dire le réel, de le disséquer pour le comprendre, le roman reste le lieu de l’imagination, cet endroit à la fois indemne et « débarrassé ». Pour écrire un roman, il faut vivre d’abord et écrire ensuite. Pour écrire un essai, je crois qu’on peut se mettre au travail tout de suite.

Un dernier mot sur la littérature ? Que peut-elle ?

Robin Josserand : Absolument rien. Et c’est tant mieux. La littérature est particulièrement futile, elle ne sert à rien, et c’est à la fois ce qui fait son charme et qui la rend essentielle.

Quid des écrivains et écrivaines ? Que peuvent-ils ? Quel doit être leur rôle ?

Robin Josserand : J’ai l’image d’une main tachée. Après une bonne journée de travail, je crois que l’écrivain doit avoir les mains complètement barbouillées. Au sens figuré, bien sûr. Des mains maculées et fatiguées, tel un mécanicien. Celui qui écrit passe quand même un peu son temps à gratter ses plaies, parce que, dans certaines proportions, c’est assez agréable. Je ne sais plus qui a utilisé cette image, mais je la trouve assez juste. Pour moi, l’écrivain doit ainsi sans cesse gratter quelque chose, son histoire, son désir, son réel, et alors ça arrive : « C’est ça ! »