« Quitter la baie », une œuvre onirique et envoûtante au service de l’écologie

B. M. de Narbonne © DR

Une émotion esthétique ! C’est la première chose que l’on ressent en feuilletant le premier livre de Bérénice Motais de Narbonne publié en 2020 aux Éditions Actes-Sud. Outre effectivement les thématiques adroitement évoquées par les personnages du livre (périurbanisation, écologie…), la réussite de Quitter la baie est liée au trait onirique et envoûtant de la jeune autrice, qui s’inscrit à la fois dans la lignée des grands peintres symboliques et expressionnistes, tout en dévoilant habilement ses intentions véristes. Entretien.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Bérénice Motais de Narbonne : Je fais de la bande dessinée depuis longtemps. Je ne saurais même pas dire à quel âge j’ai commencé. Ce dont je me souviens, c’est que j’étais passionnée de mangas vers mes six ans. Après le lycée, je me suis orienté vers la littérature, car je n’avais pas un entourage qui m’encourageait à aller vers la bande dessinée. J’ai donc entamé des études d’art, et suivi un cursus de réalisation en cinéma d’animation avant de revenir à la bande dessinée. J’ai compris que c’était ce qui me plaisait et que je voulais faire depuis toujours.

Pourquoi ce médium ? Qu’a-t-il de spécifique par rapport au cinéma ?

Bérénice Motais de Narbonne : Parce que c’est un peu le cinéma du pauvre. Ça peut paraître négatif de le dire ainsi, mais c’est vrai. Il faut très peu de moyens pour faire de la bande dessinée. Moi, je travaille très peu sur ordinateur. Je fais tout à la main, à l’ancienne. J’aime à la fois ce côté physique et les moments partagés avec les lecteurs. C’est comme si on avait une conversation à deux. La seule chose qui me manque en bandes dessinées est le son parce que j’adore la musique. Sinon, elle peut transmettre des choses aussi fortes que le cinéma, grâce à la narration, le découpage séquentiel, la mise en page…

Vous avez publié en 2021, Quitter la baie, une bande dessinée qui met en exergue le quotidien d’une jeune femme apeurée par l’idée de quitter son milieu de vie pour les métropoles. Quelle est la genèse de ce texte ?

Bérénice Motais de Narbonne : Ce texte a plusieurs racines. Les personnages principaux sont des personnages que j’ai inventés à l’adolescence. Comme des marionnettes de théâtre, ils me servaient un peu à réfléchir, à dialoguer. J’ai grandi dans les années deux mille. À l’époque, le féminisme et l’écologie n’étaient pas vraiment des sujets d’actualité. Du coup, je les utilisais pour avoir ces débats-là. Ensuite, j’ai réalisé durant mes études un film qui avait pour personnage principal, Magda, la jeune fille du livre. Mon choix s’était porté sur elle parce que je travaillais sur la représentation des femmes dans la bande dessinée, c’était mon sujet de mémoire. J’en étais venu à la réflexion que le personnage le plus tabou dans le cinéma et la BD était la jeune femme. Souvent, quand on pense à elle, on pense à des personnages comme Lolita dans le film de Stanley Kubrick, qui n’adopte pas du tout le point de vue de la jeune fille, vue à travers le regard masculin. Pour moi, ce qui était important, c’était de montrer qu’à cet âge-là, on avait déjà des idées sur la sexualité, un rapport très fort à l’endroit où l’on vit, au regard des autres, à l’espace dans lequel on doit se trouver si on est une jeune femme… Je voulais bien représenter tout ça et montrer à quel point Magda, le personnage principal se sentait de plus en plus privé de cet environnement, que ce soit à cause de la transformation industrielle ou du regard des hommes sur elle.

Justement, le livre esquisse aussi une réflexion sur les effets de la périurbanisation en France

Bérénice Motais de Narbonne : C’est un sujet qui me tenait à cœur depuis longtemps. C’est quelque chose que j’ai pu observer un peu partout, autour de moi. J’ai grandi en région centre dans une petite ville entre la campagne et une zone industrielle. Petit à petit, cette zone industrielle s’est développée et à dévorer la campagne comme une sorte de monstre. C’était déjà très étrange à vivre parce qu’on s’attachait à des lieux qu’on voyait disparaître, ce qui est un peu un crève-cœur… J’ai toujours ressenti une forme de nostalgie par rapport à la nature, même si je n’ai pas connu d’espace tout à fait naturel comme mes grands-parents vietnamiens, qui m’ont parlé du Vietnam de leur enfance avec des histoires d’animaux sauvages comme les singes et les tigres. Ce genre d’histoires paraît complètement fabuleux à mes yeux. Même eux qui l’ont vécu le pensent aujourd’hui parce que les choses ont beaucoup changé. Il y a comme une espèce de souvenir qui m’a été transmis par mon grand-père de cette nature que je n’ai jamais connue, mais qui fait encore écho.

Dans quel genre se situe le livre ?

Bérénice Motais de Narbonne : Je dirais que c’est du roman graphique. Il emprunte à la fois les codes des comics et du manga. Mon but, c’était vraiment le métissage de différents genres. Il y a beaucoup de gens qui l’ont considéré comme un livre jeunesse parce qu’il y a des personnages adolescents dans le livre, mais je ne le considère pas comme un livre jeunesse. Je dirais que c’est du fantastique, et vu que je suis en train d’écrire la suite, je dirais que c’est un peu comme une série de romans graphiques.

Comment avez-vous fait pour dessiner la nature ?

Bérénice Motais de Narbonne : Je voulais qu’on ressente des choses en voyant les dessins que j’ai réalisés de la nature. Qu’on ait par exemple une impression de chaleur en voyant la diversité des végétaux, car plus c’est varié, plus on se rapproche de la nature. Ayant un trait épais et noir que j’ai emprunté au registre graphique punk, ce n’était pas évident.

Je me suis beaucoup inspiré aussi de peintures pour réussir à synthétiser les formes, par exemple des arbres. J’ai regardé des peintres comme Félix Vallotton, et me suis intéressée aux livres d’illustrations de femmes anglaises. Il y a un courant dans l’illustration jeunesse qui n’est jamais enseigné dans les écoles d’art alors qu’il y a un énormément d’illustratrices qui dessinent très bien la nature. C’étaient des femmes, comme Beatrix Potter, l’autrice de Pierre Lapin, qui habitaient dans la campagne et avaient une observation très précise de la nature. Accéder à leurs livres permet d’avoir une banque de données graphiques énorme sur la nature.

Quid de vos perspectives ?

Bérénice Motais de Narbonne : Je ne suis pas très attachée à la perspective académique parce que je ne m’inscris pas spécialement dans le réalisme. J’aime bien toutes les propositions de perspective qu’il y a dans les estampes japonaises, les peintures tibétaines et iraniennes. Dans ma démarche de métissage, j’essaie toujours de convoquer d’autres codes qui ne sont pas uniquement graphiques ou uniquement Français.

Mes perspectives sont comme ça parce que le rapport au rêve m’intéresse : l’espace dans le rêve, la perception qu’on en a. De plus, le personnage de Magda est vraiment un personnage rêveur. Je voulais qu’on sente cela et qu’on soit transporté dans sa propre vision à elle : une vision onirique, très proche de la transe. C’est un état de perception un peu particulier qui change de la représentation photographique et académique du réel.

Vous dessinez des ombres très singulières, voire expressionnistes. Quelle en est la raison ?

Bérénice Motais de Narbonne : Les ombres que je dessine respectent rarement la silhouette des personnages. Elles sont plutôt mises en scène graphiquement. Dans une scène inquiétante, j’ai tendance à dessiner une ombre plus imposante, plus inquiétante, plus rigide et pointue. C’est une référence au graphisme des films et livres dans lesquels il y a des monstres… J’ai également un dessin un peu expressionniste de certaines choses. Les cheveux et les mains sont des choses que je dessine de façon très expressive. On peut montrer la personnalité d’un personnage grâce à ses mains, ses cheveux et son ombre.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire ?

Bérénice Motais de Narbonne : Quand j’étais jeune, je lisais beaucoup de mangas parce que ça se lit facilement et que c’était le genre de BD le plus abordable quand on avait un petit revenu. C’est un genre qui m’a aussi beaucoup influencé dans ma manière de travailler le rythme de lecture, le graphisme, la mise en scène du récit… Je ressens mieux le manga que les autres bandes dessinées. Le manga efface la distance entre la narration et le lecteur. On est vraiment plongé dans le récit. Parmi mes auteurs préférés, il y a Akira Toreyama qui est un grand génie du dessin. Il a un répertoire d’expressions graphiques immense. Il y a aussi Rumiko Takahashi.

Enfin, il y a tous les mangas des années 2000 que j’ai lus. Que ce soient les mangas pour filles ou pour garçons, je lisais de tout. Les deux genres ont leurs défauts et leurs qualités. Les mangas pour filles ont des mises en scène de dialogue très abstraites. Des fois, il n’y a ni décor, ni personnage et pourtant, on arrive à suivre les échanges. Au niveau des Shōnen, ce que je trouve assez impressionnant, ce sont les mises en scène de l’action : la manière dont les corps et les mouvements sont travaillés.

Du côté des auteurs franco-belges, j’aime bien Gotlib. C’était un super dessinateur de mains. Il m’a beaucoup influencé : je trouve que les mains sont très expressives et permettent de mettre en scène un personnage de façon très expressive sans qu’on ait à faire beaucoup de choses sur son visage. À la fin du collège, j’ai lu d’autres bandes dessinées franco-belges comme Corto Maltese, qui est un parfait mélange de la BD intello, la BD onirique et la BD d’aventures. Ce mélange des genres m’a beaucoup plu, en plus du graphisme.

La bande dessinée est-elle de la littérature ?

Bérénice Motais de Narbonne : Personnellement, je la situe à mi-chemin entre la littérature et le cinéma. C’est pourquoi j’ai choisi ce média parce que ça évite de choisir entre le théâtre, le roman et le cinéma. La seule chose qui manque est la musique.

Comment qualifierez-vous votre travail ?

Bérénice Motais de Narbonne : C’est vital dans le sens où je ne saurais pas faire quoi d’autre. J’essaie à la fois d’y mettre des idées politiques et de m’investir graphiquement dans une démarche métissée à laquelle je crois. Le métissage est quelque chose de très important pour moi, qui ai grandi en regardant des films et en lisant à la fois des mangas et des romans européens. Il est important que je mette tout cela dans mon travail. En tant que métisse, j’ai eu pendant longtemps honte de tout cet attachement au manga, et plus généralement à la culture asiatique. C’était très mal reçu à l’école. Il ne fallait pas dire qu’on aimait les mangas ou les textes d’auteurs asiatiques, africains ou arabes. Il fallait lire essentiellement des classiques français, sinon on était déconsidéré. C’est pourquoi je préfère convoquer fièrement aujourd’hui les codes de toutes les choses, que j’ai aimées, mais qui n’étaient pas comprises.

Et votre style ?

Bérénice Motais de Narbonne : Métissé ! C’est la base de ma démarche : arriver graphiquement à mettre ensemble différents codes graphiques issus des différentes cultures qui ont pu m’influencer.

Des projets en cours ?

Bérénice Motais de Narbonne : Je travaille actuellement sur la suite de Quitter la baie. Les thématiques sont assez similaires, mais cette fois-ci, le récit a lieu dans une ville, une mégalopole inspirée de Paris. Le rythme et le style seront plus bruyants, en rapport évidemment avec la ville.

CatégoriesBD et mangas