Emmanuel Chaussade : « L’injustice est le moteur de mon écriture »

Emmanuel Chaussade © Francesca M.

Pendant longtemps, Emmanuel Chaussade a exercé la profession de grand couturier pour la maison Jean-Louis Scherrer. Retiré du monde de la mode depuis quelques années, il se consacre désormais à l’écriture et à la publication de textes forts et émouvants. Dans Elle, la mère, récit livré du point de vue d’un narrateur revenu sur son lieu de naissance pour les obsèques de sa mère, il retrace excellemment les joies et les tourments d’une femme dans un lieu et une époque innomés. Dans Dire, son deuxième ouvrage paru en 2022, il donne à voir le parcours ardu d’un ancien couturier, et la belle relation qu’entretenait ce dernier avec sa psychanalyste assassinée lors de l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015. Entretien avec Emmanuel Chaussade.

Pourquoi écrivez-vous ?

Emmanuel Chaussade : L’injustice est le moteur de mon écriture. Malgré l’âge qui passe, je suis un homme encore révolté par tout ce que je vois actuellement dans le monde. Que ce soit la remise en cause du droit à l’avortement, l’homophobie de plus en plus fréquente, le racisme et l’antisémitisme, le désir de rétablissement de la peine de mort… Ce sont des choses absolument révoltantes que j’ai envie de dénoncer.

De quelle façon écrivez-vous ?

Emmanuel Chaussade : J’écris dans des petits carnets. J’en ai toujours eu sur moi pour noter des idées. J’utilise aussi des papiers volants et bien évidemment l’ordinateur. C’est plus facile de travailler dessus parce qu’il permet d’effacer, de reprendre, d’imprimer. C’est extrêmement important d’avoir le texte imprimé devant soi. Quand il est imprimé, on voit davantage les défauts que quand il est sur un écran d’ordinateur. Pour ce qui est du processus d’écriture, j’écris des versions qui sont beaucoup plus longues que celles qui sortent. Je les réduis au maximum : je retire le gras, je vais jusqu’à l’os. Je reprends inlassablement mes textes pour essayer de trouver la phrase juste, la sonorité juste, le qualificatif le plus approprié dans une phrase. C’est un processus d’écriture qui est très long. Entre le moment où je commence un livre et le moment où le livre sort, ça met un peu plus d’un an.

Vous avez publié en 2021 un opuscule poignant intitulé « Elle, la mère ». Comment ce texte est-il né ?

Emmanuel Chaussade : Au cours d’une nuit d’insomnie, j’ai écouté une émission de Claire Chazal, qui préconisa à la fin de lire le livre de Marianne Vic, la nièce d’Yves Saint-Laurent, sur un secret de famille. J’étais étonné puisque Yves Saint-Laurent n’avait qu’une seule nièce, que je connaissais très bien, mais elle ne portait pas ce nom. Le lendemain, je suis allé dans une librairie et j’ai vu effectivement la nièce d’Yves Saint-Laurent en couverture du livre recommandé par Claire Chazal. Je l’ai acheté et je l’ai lu. Ensuite, je lui ai envoyé un mot chez son éditeur. On a renoué contact parce que ça faisait vingt ans qu’on ne s’était pas vu pour de nombreuses raisons. À la fin de notre échange, elle m’a demandé ce que je faisais, je lui ai répondu que je ne faisais rien et que j’en avais fini avec la mode. Elle m’a alors dit : « Écris. Tu as toujours écrit. » J’ai écrit un texte que j’ai envoyé à plusieurs maisons d’édition. Excepté trois d’entre elles dont Le Mercure de France et Les éditions de minuit, la plupart ont refusé. Ces trois maisons m’ont répondu en me disant que mon texte n’était pas parfait, mais que si j’écrivais une autre version, elles voudraient bien le lire. C’est vrai que la construction du livre était trop compliquée. Il était écrit sous forme de nouvelles, avec des passages de ma vie mêlés à des portraits de femmes célèbres que j’avais rencontrées au cours de ma carrière. J’ai demandé une fiche de lecture à différentes maisons. Le directeur littéraire de l’une des maisons qui avait refusé le manuscrit m’a adressé un retour que j’ai pris comme une balle. Il disait que le texte était nul, mal écrit, sans intérêt et ne pourrait jamais être édité. J’étais très décontenancé. Je me suis dit que ce n’était pas la peine de continuer à écrire, et qu’il avait peut-être raison. Mes amis m’ont persuadé d’écrire autre chose pour ne pas lui donner raison. J’ai repris le texte que j’avais envoyé, je l’ai relu et me suis dit qu’il tournait autour d’une seule figure sans vouloir l’aborder : la mère. Je ne voulais pas écrire là-dessus. Mais pour passer à autre chose, il fallait que je le fasse. C’est ainsi qu’est né Elle, la mère avec la volonté de faire tomber de son piédestal, cette figure intouchable en littérature et dans la vie ordinaire.

La mère est complètement sacralisée alors qu’une mère est avant tout une femme avec ses fêlures. Dans le livre, il y a un passage où la mère abuse de son fils. C’est quelque chose dont aucun journaliste ne m’a demandé de parler. C’est extrêmement tabou. C’est impossible à comprendre et impossible à concevoir alors que ça existe. Il faut le dire, le dénoncer pour que la société puisse avancer. Mais personne n’en parle parce que ce serait désacraliser la mère. J’avais envie de dénoncer cela avec subtilité et non de façon revancharde. Je ne sais pas si j’y suis arrivé, mais c’était ma volonté première. D’avoir suffisamment de distances pour montrer les défauts et les qualités d’une mère.

Ce livre esquisse également un portrait peu élogieux de la bourgeoisie

Emmanuel Chaussade : Tout comme le poids de la religion qui est encore très présent dans notre société, la société bourgeoise est encore là. Elle n’a pas changé. Bourgeois veut dire étriqué, non-tolérant. Ce sont des gens qui n’ont pas une grande d’ouverture d’esprit. Ils vivent entre eux et ne se mélangent pas. Il n’y a aucune possibilité de vivre différemment en étant avec eux. C’était impossible pour moi et plus je vieillis, plus je me détache de toutes ces règles. J’ai envie d’être libre.

Quand Yves Saint-Laurent a sorti sa collection « Quarante », il a été extrêmement décrié dans la presse. Les femmes ont tenu bon et se sont habillées avec cette collection. C’était un geste politique de leur part…

Emmanuel Chaussade

Le monde de la haute couture est pourtant constitué de bourgeois…

Emmanuel Chaussade : En Arabie Saoudite où j’allais souvent, j’ai rencontré des femmes extraordinaires qui se battaient pour les homosexuels et s’engageaient dans la lutte contre le sida. C’étaient des femmes érudites qui réclamaient davantage de tolérance. Elles étaient dans l’ombre, mais elles étaient là. Elles ont même obtenu des avancées. Même si elles étaient issues de la bourgeoisie, elles avaient une grande ouverture d’esprit. C’était pareil pour les clientes des maisons de haute couture en France et dans d’autres pays. Quand Yves Saint-Laurent a sorti sa collection « Quarante », il a été extrêmement décrié dans la presse. Les femmes ont tenu bon et se sont habillées avec cette collection. C’était un geste politique de leur part parce qu’elles n’habitaient pas toutes à Paris. Elles s’habillaient avec des robes qu’on considérait destinées aux prostituées. Ce n’était pas bourgeois comme à l’heure actuelle où il y a pourtant des avancées sur ces questions. Mais la religion et les politiques sont responsables de tout ça.

Comment expliquez-vous l’absence de nom pour caractériser le lieu où se situe l’intrigue de votre livre ?

Emmanuel Chaussade : Le fait qu’il n’y ait pas de nom de ville ni de date est un choix. Je me suis rendu compte que les grands textes littéraires qui traversent le temps n’étaient pas souvent datés. Ils ne contiennent ni de mots à la mode, ni d’expressions qui peuvent vieillir. Récemment, j’ai relu un texte que j’avais adoré autrefois. J’ai trouvé qu’il avait énormément vieilli. Je l’ai relu à nouveau et me suis rendu compte que c’était lié à l’emploi de phrases et d’expressions qu’on utilise plus, qui ont vieilli. Le livre était parsemé de choses qui étaient très à la mode. Ce que je ne fais pas. Je n’utilise ni de noms, ni de marques, ni de nourriture qui sont très datés. C’est un peu l’anti-mode.

Avec un texte court, les lecteurs hésitent moins à lire. Il y a aussi des questions économiques. Je veux que mes livres soient au juste prix pour tout le monde.

Emmanuel Chaussade

Quid de la concision des phrases ?

Emmanuel Chaussade : Je n’aime pas le gras. J’aime aller à l’essentiel d’où la concision des phrases et des textes. C’est aussi parce que j’ai envie de redonner le goût de la lecture aux gens. C’est prétentieux de le dire ainsi, mais c’est un idéal. Avec un texte court, les lecteurs hésitent moins à lire. Il y a aussi des questions économiques. Je veux que mes livres soient au juste prix pour tout le monde. J’espère qu’ils seront réédités un jour en livre de poche pour pouvoir baisser les prix.

Un an après la parution de ce texte, vous avez publié « Dire ». Un deuxième roman dans lequel un ancien couturier retrace son parcours à travers ses séances chez la psychanalyste Elsa Cayat. Quelle est la genèse de ce texte ?

Emmanuel Chaussade : La genèse de ce texte est liée au premier. Quand, j’écrivais Elle, la mère, je n’arrêtais pas de penser à Elsa Cayat parce que le jour des attentats, les journalistes n’ont pas parlé d’elle immédiatement. Ils ont dit qu’il n’y avait pas eu de femmes assassinées, que les terroristes les avaient épargnées. Son nom n’a été prononcé qu’à dix heures du soir. Alors que, une demi-heure, après les attentats, il y avait plusieurs noms d’hommes qui revenaient sans cesse. Mustapha Ourrad, le correcteur franco-algérien, n’a aussi été cité qu’à 10 heures du soir. Je ne pouvais pas admettre cela. C’était impossible pour moi de ne pas remettre ces gens à leur juste place. Durant tout le temps qu’a duré l’écriture du premier livre, j’avais Elsa en tête. Je me demandais comment l’amener, la remettre à sa place. C’était un exercice difficile parce que je ne voulais pas la trahir. C’est une femme qui était extrêmement importante pour moi. Apparemment, j’ai réussi puisque toute l’équipe de Charlie Hebdo a lu le livre. Sa famille l’a aussi lu et ont tous été impressionnés par mon sens de l’observation. Ils ont trouvé certaines expressions, certains gestes qu’avait Elsa et qu’ils avaient déjà oubliés. J’étais super heureux parce qu’elle vit de nouveau. Moi, je mourrai un jour. Mais si dans dix, vingt, cinquante ou cent ans, quelqu’un tombe sur le livre et le lit, elle vivra encore. Ça, c’est le pouvoir de la littérature. Les mots restent.

Quels sont les textes et auteurs qui vous ont permis de vous construire ?

Emmanuel Chaussade : Quand j’étais enfant, Le grand Meaulnes est un texte qui m’avait énormément touché, inspiré. C’est pareil pour les Lettres à un jeune poète de Rilke et Le vieil homme et la mer d’Hemingway. Parmi les auteurs que j’aime profondément, il y a Céline. L’homme est infréquentable, mais l’écrivain est d’une incroyable créativité ! J’adore Guibert. Il y a à la fois une retenue et une force dans son écriture qui n’est jamais vulgaire. Les Chiens est un texte très cru, mais tellement bien écrit que ça passe. Guibert a un truc qui fait qu’il peut raconter les pires horreurs sans que ce ne soit choquant. Enfant, j’ai adoré lire Gide. Je ne l’ai jamais relu par peur d’être déçu. Pour moi, c’était de la vraie littérature française telle que je la fantasmais : tellement évidente, tellement classique et à la fois très sulfureuse et perverse. Elle est tout sauf mièvre. Il y a aussi Thomas Bernhard, James Joyce, Amos Oz, Günter Grass, Peter Handke, Aimé Césaire et Mishima…

J’ai lu l’hiver dernier Vie et destin de Vassili Grossman qui m’a fortement marqué. Chez les écrivains africains, il y a Senghor pour ses poèmes et Fatoumata Keïta pour Les Mamelles de l’amour. J’adore énormément Abdellah Taïa. C’est un vrai littéraire. Ce que j’aime dans la littérature africaine et arabe, c’est le côté conte. Quand je suis allé en Syrie, il y avait dans les cafés des conteurs installés sur des chaises hautes. Les histoires qu’ils racontaient semblaient sans fin. Et ça, c’était magnifique.

Ces auteurs ont tous eu un lien particulier avec la langue. Quel est le vôtre ?

Emmanuel Chaussade : J’aime mordicus le français. C’est une langue qu’il faut défendre sinon elle sera avalée par l’anglais. Il y a évidemment l’italien parce que j’adore l’Italie. J’ai beaucoup de mal avec le japonais même si j’aime la calligraphie de cette langue. Dans la langue arabe, il y a quelque chose d’extrêmement fin qui me touche. C’est une langue extrêmement belle, extrêmement musicale, sensuelle et vivante.

Comment qualifieriez-vous votre travail littéraire ?

Emmanuel Chaussade : Sincère.

Un dernier mot sur la littéraire ?

Emmanuel Chaussade : La littérature permet d’aller à la rencontre de gens et d’univers méconnus. Elle apprend à réfléchir puisqu’elle donne à voir et à entendre différemment. C’est une ouverture sur le monde.

Avec le métavers, il y aura tantôt des romanciers, des maisons d’édition et des livres qui ne vont exister que sur Internet.

Emmanuel Chaussade

Quels conseils donneriez-vous à ceux qui ont envie de se lancer en littérature ?

Emmanuel Chaussade : Lancez-vous ! Lancez-vous ! Il y a de la place pour tout le monde. Le monde de l’édition tel que nous le connaissons actuellement sera bouleversé d’ici quelques années. Avec le métavers, il y aura tantôt des romanciers, des maisons d’édition et des livres qui ne vont exister que sur Internet. Il y aura toujours des livres physiques pour ceux qui ne lisent pas sur les tablettes. J’espère donc que certaines collections (La Blanche de Gallimard, Le Bleu du Mercure, L’étoile de Minuit) qui font tant rêver resteront.