Djaïli Amadou Amal, conteuse amène de l’innommable

Djaïli Amadou Amal © DR

Lauréate du Prix Goncourt des lycéens en 2020, la Camerounaise Djaïli Amadou Amal est l’auteure de trois ouvrages racontant la vie des femmes sahéliennes et les difficultés auxquelles elles sont confrontées dans leurs sociétés. Dans ses livres, elle retrace avec acuité les effets de la polygamie et des violences conjugales dans la vie sociale et intime de jeunes femmes, souvent mariées précocement à des hommes fortunés et infréquentables malgré leur refus. Des textes inspirés de faits réels écrits dans le but de sensibiliser ses compatriotes et de prémunir les femmes d’éventuels mariages forcés et précoces. Entretien.

Pourquoi écrivez-vous ?

Djaïli Amadou Amal : Je pense que c’est par conviction. Au départ, l’écriture est venue naturellement parce que j’ai toujours aimé lire, et quand on aime la lecture, on se met généralement à gribouiller des histoires. Lorsque j’ai été mariée de force à 17 ans, j’ai vécu comme toute adolescente qui vit ce genre de difficultés, plusieurs sortes de maladies psychosomatiques (la boulimie, l’anorexie, les tentatives de fugues, les tentatives de suicide). À un moment, j’ai trouvé chez moi un petit carnet et je me suis mise à écrire. Au fur et à mesure que j’écrivais, je me suis rendu compte que j’étais en train d’écrire sur mon vécu, et ça me faisait énormément de bien. J’ai donc utilisé l’écriture en premier comme un exutoire. Quelques années ont passé. Ce manuscrit autobiographique, sur lequel j’avais beaucoup travaillé sans forcément penser à le publier un jour, était toujours rangé dans les tiroirs.
C’est quand j’ai eu la force de quitter mon mariage pour sauver mes filles d’un éventuel mariage forcé et précoce, que j’ai décidé de revenir à ma passion pour devenir une voix. La voix de toutes ces femmes qui n’ont pas de voix. Et finalement, par le biais de la littérature, j’ai pu sauver mes filles, me sauver moi-même ainsi que les femmes de ma communauté.

Les impatientes, votre troisième roman paru en 2020, racontait une histoire analogue. Le livre a t’il permis d’ouvrir un dialogue fécond sur les violences faites aux femmes dans le Sahel ?

Djaïli Amadou Amal : Je pense que toutes les femmes d’Afrique subsaharienne se reconnaîtront un peu dans ce texte. Car quel que soit le milieu et la religion, nous avons toutes vécu des violences. C’était très important de pouvoir écrire sur ce sujet. Le livre a été mon texte le plus difficile à écrire, car lorsqu’on a été victime de violences conjugales, se replonger dans ses souvenirs peut être très douloureux. Mais je pense qu’il le fallait pour avancer et permettre à toutes celles qui subissent encore ces violences de comprendre qu’elles ne sont pas seules et peuvent être entendues, et soutenues.

Je dirais qu’il a permis d’ouvrir un dialogue, car on sent que le sujet a touché les lecteurs et permis de libérer une parole qu’on n’entendait pas. Il y a eu un éveil de conscience. Un désir de changement. Le fait que les autorités camerounaises aient décidé de mettre le roman au programme scolaire en est d’ailleurs la preuve. Aujourd’hui, tous les élèves de toutes les terminales au Cameroun lisent le texte. Et quand des jeunes élèves lisent un roman, ils sont sensibilisés aux sujets évoqués. Il y a donc une envie de changement. Et d’utiliser le roman en tant que support pour faire bouger les choses, aborder les sujets tabous. Ce qui n’était pas le cas avant.

Vous citez l’œuvre de Racine, Les Misérables de Victor Hugo et Sous l’orage de Seydou Badian Kouyaté comme ayant été des ouvrages nécessaires à votre intellectualisation. Qu’est-ce qui vous a marqué dans ces textes ?

Djaïli Amadou Amal : Que ce soit Les Misérables de Victor Hugo ou les livres de Racine étudiés au lycée, je me souviens de les avoir adorés, contrairement à mes camarades. J’avais un professeur extrêmement attentif qui était conscient de ma passion pour la littérature. Ce dernier m’a accompagnée de ses conseils de lecture. J’ai alors commencé à lire également des livres d’auteurs ouest-africains. Notamment Sous l’orage de Seydou Badian Kouyaté, Une si longue lettre de Mariâma Bâ, les livres de Amadou Hampaté Bâ… Ces lectures m’ont permis de mettre des mots sur ma situation. Ils m’ont permis de comprendre que le mariage forcé n’avait rien de normal, même si c’était devenu une habitude dans nos sociétés. Ce sont donc des textes qui m’ont aidée pour comprendre mes problèmes, mon environnement, et ma société. Ils m’ont donné la force de m’en sortir, puis d’aider les femmes sahéliennes. C’est aussi pour cela que j’écris, car il faut que les femmes se sentent représentées, qu’en lisant nos romans, elles se disent qu’elles ne sont pas seules et que des solutions peuvent être trouvées à nos problèmes. C’est un engagement que je poursuivrai. Car pour moi, la littérature est quelque chose de très utile.

Évidemment. L’écrivain est le miroir de sa société. Grâce à la littérature, il n’y a pas de sujet tabou.

Djaïli Amadou Amal

Peut-elle pour autant changer la société ?

Djaïli Amadou Amal : Évidemment. L’écrivain est le miroir de sa société. Grâce à la littérature, il n’y a pas de sujet tabou. La littérature libère la parole et nous oblige à regarder en face nos travers et ainsi, les corriger.

Quel est votre rapport aux langues, notamment française et peulh ?

Djaïli Amadou Amal : Nous sommes beaucoup dans l’oralité. Je suis issue d’une génération qui a beaucoup été bercée par les contes peulh. Une langue que l’on parle beaucoup dans mon environnement familial, comme l’arabe puisque ma mère est égyptienne. Le français est ma langue d’instruction. Quand je suis allée à l’école, je ne parlais que le français. Et, contrairement à certains confrères, je n’ai pas de problème avec cette langue. Elle ne me rappelle absolument rien. Je ne suis pas issue de la génération de ceux qui ont vécu la colonisation. C’était donc naturel pour moi d’aller à l’école pour apprendre le français.

Ce qui fait d’ailleurs le bonheur de la francophonie, c’est qu’il n’y a pas qu’un français, mais des français et des manières de s’exprimer en français. Je me suis beaucoup rendu compte de cela quand j’ai publié chez Emmanuelle Collas. Avec François Nkeme, mon éditeur camerounais, quel que soit la manière dont je traduis mes pensées, il les comprend et va les laisser telles quelles sont. Avec Emmanuelle Collas, nous avons eu de longs échanges sur le sens que pouvaient avoir en France certains mots que nous utilisons au Cameroun. Lorsque je parlais de « canari », elle pensait à un oiseau, alors qu’il s’agissait pour moi d’un récipient en terre cuite. Quand j’utilisais le terme « concession », elle ne comprenait pas pourquoi je n’utilisais pas le mot maison, connu de tous, alors que la concession correspond à un espace où il y a plusieurs maisons. Il a fallu lui envoyer des photos pour qu’elle comprenne. C’était donc très intéressant de travailler ensemble sur la langue. Nous avons gardé certaines expressions peulh et adapter quelques expressions pour que chacun puisse lire le roman et comprendre le propos.

Parmi les lauréats des grands prix littéraires de 2021 figurent plusieurs auteurs africains ou d’origine africaine. Quel regard portez-vous sur cette reconnaissance des professionnels du livre et institutions internationales ?

Djaïli Amadou Amal : Je suis très contente pour l’ensemble des lauréats, notamment pour Mohamed Mbougar Sarr. Depuis toujours, on a l’impression que les écrivains qui vivent en Afrique, et travaillent à partir de l’Afrique, sont un peu considérés comme étant des écrivains de seconde zone. L’année dernière, on a vu que ce n’était pas le cas. On peut très bien continuer à être publié en Afrique, travailler à partir de chez nous, et être reconnu dans le monde, car on a toute notre place. Notre littérature a beaucoup de choses à faire découvrir aux autres, et on doit continuer à travailler. À écrire pour partager, transmettre et donner envie aux jeunes d’écrire. Je suis très contente pour Mohamed Mbougar Sarr, car il a gagné ce Goncourt pour nous tous.

Comment qualifierez-vous votre travail littéraire ?

Djaïli Amadou Amal : C’est la voix des femmes sahéliennes. Leurs vies, leurs environnements. Les pesanteurs socio-culturelles et les difficultés qui pèsent sur elles. Mais également la beauté de leurs cultures et de leurs traditions. Mon travail et mon inspiration s’ancrent beaucoup dans ma société d’origine, et l’avantage que nous avons dans le monde soudano-sahélien, c’est que nous avons pratiquement la même culture. C’est ce qui me plaît aussi. Le fait que toutes ces femmes puissent se reconnaître dans mes textes. Je revendique cela pour continuer à décrire ma société, ma culture, certains aspects de cette culture qui ont disparu et que j’essaye de réhabiliter par la littérature.

Il faut donc que les écrivains continuent d’écrire, de faire rêver les jeunes, et surtout qu’on leur donne envie d’écrire aussi.

Djaïli Amadou Amal

Un dernier mot sur la littérature ?

Djaïli Amadou Amal : La littérature est un monde, une vie. Quand on s’y engage, on ne peut pas faire marche-arrière. Il faut donc que les écrivains continuent d’écrire, de faire rêver les jeunes, et surtout qu’on leur donne envie d’écrire aussi.

Fasséry Kamissoko