« Concerto pour main gauche », naissance d’une légende chez les Wittgenstein

Autoportrait Yann Damezin © DR

Le titre de cet article aurait pu s’appeler Les mille et une vies de Paul Wittgenstein tant le personnage en a connu plusieurs parsemées de tourments, d’ostracismes et d’exils dans une Europe tourmentée par la montée des régimes fascistes et belliqueux… Ces moments de vie sont excellemment mis en scène par le discret et Talentueux (une majuscule s’impose.) Yann Damezin, qui s’efface au profit de Paul Wittgenstein dont nous entendons la voix résonner tout au long du récit. Ainsi, le pianiste devient narrateur de sa vie et des expériences qui l’ont forgé et fait de lui une légende : à savoir son enrôlement dans la Deuxième Guerre mondiale, l’amputation de sa main droite à l’issue de celle-ci et son opiniâtreté à devenir concertiste de piano malgré cet événement tragique. Entretien avec Yann Damezin.

Pour commencer, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?

Yann Damezin : Je suis né en 1991 dans une famille de la classe moyenne, et j’ai un grand frère et une petite sœur. Assez tôt, mes parents m’ont inscrit à des cours de dessin. Quand j’étais adolescent, j’ai commencé à penser à en faire mon métier. Après mon bac, je me suis donc inscrit à une école de dessin située à Lyon, Émile Cohl, dont je suis sorti diplômé il y a une dizaine d’années.
Ensuite, comme pour beaucoup de gens dans ce domaine, les premières années ont été un peu compliquées. J’ai illustré quelques livres, pas toujours avec une grande réussite, avant de trouver avec la bande dessinée un moyen d’expression qui me convient et me permet de m’épanouir.

Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans l’écriture et l’illustration de bandes dessinées ?

Yann Damezin : En illustrant des livres, j’avais des difficultés à obtenir des images satisfaisantes pour moi, et je me suis rendu compte que j’avais besoin d’écrire l’histoire également afin de pouvoir vraiment lier le texte et l’image ensemble. J’avais aussi besoin d’une liberté que je trouvais difficilement en interprétant les textes d’autres personnes. N’ayant pas particulièrement, à ce moment-là, envie d’écrire pour la jeunesse, j’ai choisi la bande dessinée, qui me permettait d’écrire pour les adultes.

Vous avez publié en 2019, Concerto pour main gauche, un très bel ouvrage librement inspiré par la vie du pianiste Paul Wittgenstein. Quelle est la genèse de ce livre ?

Yann Damezin : J’étais un peu intimidé à l’idée d’écrire pour la première fois, seul, une histoire. Je me suis dit qu’en écrivant une biographie, j’aurai une trame d’événements déjà existante, que je pourrais réinterpréter et raconter à ma manière. Je me suis donc mis en quête d’un sujet, et le personnage de Paul Wittgenstein s’est assez rapidement détaché, parce qu’il me permettait de parler d’un certain nombre de sujets importants pour moi.

Qu’est-ce qui vous a attiré ou marqué chez ce personnage ?

Yann Damezin : L’une des raisons principales de mon choix a été la possibilité, à travers cette biographie, de parler de musique : je joue de plusieurs instruments, et la musique est une seconde passion pour moi.
J’étais aussi intéressé par l’ambivalence du personnage, que je trouvais à la fois détestable et touchant. Enfin, je me suis rendu compte que ce choix allait me permettre de parler sous différentes modalités d’un thème important pour moi, qui est celui de la perte. En effet, au cours de sa vie, Paul Wittgenstein a connu, comme tout un chacun, la perte d’être cher, mais aussi celle d’une partie de son propre corps puisqu’il a été amputé d’un bras, celle de son pays natal à travers l’exil, et enfin celle des croyances qu’il avait pu avoir et d’une certaine image de lui-même.
Il m’a donc semblé intéressant de pouvoir traiter de ce thème-là sous tant d’aspects différents.

Comment s’est déroulé le processus de création ?

Yann Damezin : J’ai un processus de création plutôt méthodique et régulier. Je commence par me renseigner sur mon sujet, puis j’écris un scénario assez succinct. Je réalise ensuite le storyboard du livre dans son entièreté.
Après, je n’ai plus qu’à dessiner, page par page, dans l’ordre, de la première à la dernière page.

Avez-vous effectué de la documentation avant d’entamer l’écriture et l’illustration de ce récit ? Si oui, de quel ordre était-elle ?

Yann Damezin : Je me suis documenté, en lisant quelques livres et différents articles, mais l’exactitude historique ou documentaire n’était pas du tout mon objectif principal. Je souhaitais garder une certaine liberté et ne pas me sentir enfermé par la documentation. Après m’en être imprégné, je l’ai donc mise de côté et j’ai écrit mon histoire en utilisant mes souvenirs et les quelques notes que j’avais prises.
C’est pour ça que le livre est présenté comme une biographie romancée et que les personnages n’y sont pas nommés, bien que la trame des évènements soit fidèle à la vie du véritable Paul Wittgenstein.

Pour retracer la vie de Paul Wittgenstein, vous recourez à un dessin très onirique et innervé. Quelle en est la raison ?

Yann Damezin : Je voulais avant tout parler des émotions du personnage et faire une sorte de biographie intérieure, d’où le choix d’écrire le texte à la première personne. Le dessin reflète ça dans le sens où je l’utilise pour construire des images de la perception subjective du personnage, de ses émotions, de ses ressentis etc.
Ce n’est pas du tout un dessin visant à montrer une réalité objective, si tant est qu’une telle chose existe.

Votre livre semble également être un vibrant hommage à plusieurs courants picturaux, dont le symbolisme, le surréalisme et le cubisme. Qu’est-ce qui vous plaît dans ces mouvements artistiques ?

Yann Damezin : Ces références sont en partie là parce qu’il s’agit de courants artistiques contemporains de la vie de Paul Wittgenstein : le bouillonnement artistique de l’époque fait écho à une période qui voit de profonds bouleversements des mentalités, de l’ordre du monde et de la manière de le voir et d’y vivre.
Paul Wittgenstein naît à la fin du XIXe siècle en Europe, à Vienne, et il meurt au début des années 60 aux Etats-Unis : c’est une trajectoire qui à elle seule donne une idée de ce changement de monde.
Et bien sûr, ces références artistiques sont là également parce qu’elles me plaisent sur un plan purement esthétique et créatif.

Quelles furent vos autres influences (littéraires, picturales…) pour ce livre ?

Yann Damezin : Mon dessin est influencé par de nombreuses images de provenances très diverses : outre les avant-gardes du XXe siècle, je pense qu’on peut y déceler quelques traces des primitifs italiens comme Giotto, des estampes japonaises ou des miniatures persanes. Je crois que toutes les images que je vois et que j’aime m’influencent, et elles sont nombreuses.
Il en va de même pour les textes, mais c’est très dur de nommer et de démêler des influences qui sont la plupart du temps inconscientes. Il y a en tout cas dans le livre une référence et un hommage littéraire volontaire, dans une scène de rêve, à Blaise Cendrars, qui avait comme Paul Wittgenstein été amputé du bras droit suite à une blessure de guerre. Il y a aussi un petit clin d’œil à Don Quichotte.
J’aime bien cette idée d’intertextualité, mais je tiens à ce qu’elle soit discrète et à ce que le lecteur qui n’aurait pas la référence ne soit pas dérangé et n’ait pas l’impression de rater quelque chose.

Que vous ont-elles permis de réaliser ? Pensez-vous que vous auriez pu avoir un résultat analogue si vous aviez choisi de raconter ce récit sous forme documentaire et historique ?

Yann Damezin : Je pense que cela n’aurait pas du tout été le même livre. Ce qui ne veut pas dire que ça n’aurait pas été intéressant, mais je n’aurais pas été la bonne personne pour le réaliser : dessiner de cette manière onirique avec ce tissage d’influences n’est pas vraiment un choix de ma part. C’est le moyen d’expression qui me vient le plus naturellement et le plus spontanément, sans doute parce que j’ai passé une bonne part de mon existence à lire et à rêvasser.

Votre livre aborde adroitement maints sujets historiques importants tels que la Deuxième Guerre Mondiale et la spoliation des Juifs par les nazis. Pourquoi avez-vous choisi d’aborder ces différents sujets ?

Yann Damezin : Ces sujets sont entrelacés à l’existence même de Paul Wittgenstein et devaient donc nécessairement être traités dans le livre, même s’il n’a pas d’intention documentaire ou didactique. Et face à l’oubli et au négationnisme, je crois qu’il n’est jamais inutile d’en reparler.
Je ne voulais pas faire une biographie « héroïque » de Paul Wittgenstein, qui aurait mis l’accent sur sa volonté ou sa détermination tout en cachant ses nombreuses parts d’ombre et ses lâchetés.

Malgré la ferme opposition de son père, l’industriel Karl Wittgenstein, Paul Wittgenstein avait fait de l’apprentissage et la pratique du piano un projet existentiel. Comment expliquez-vous sa détermination ?

Yann Damezin : Je pense que c’est d’une certaine manière une décision et un acte de foi. Lorsqu’on arrive plus à garder en soi la volonté et la force de vivre, on peut les extérioriser et les reporter sur une cause, une personne, un objectif. Je pense que la musique et le piano représentaient cela pour Paul Wittgenstein.

Être auteur et dessinateur de bandes dessinées est-il un projet existentiel pour vous ?

Yann Damezin : Je ne crois pas. Ça l’a peut-être été dans le passé, mais heureusement ce n’est plus le cas. En revanche, je pense que la création artistique au sens large a une importance existentielle pour moi. Mais pas forcément de la bande-dessinée, et pas forcément professionnellement.

Qu’est-ce que la bande dessinée ? Qu’a-t-elle de spécifique par rapport aux autres formes d’expression artistique ?

Yann Damezin : J’ai du mal à définir la bande dessinée, et je ne suis pas sûr qu’elle ait vraiment besoin d’être définie ou séparée d’autres formes artistiques.
En tout cas, ce qui m’intéresse, c’est vraiment la possibilité de tisser ensemble le texte et l’image, et d’utiliser leurs possibilités narratives conjointes et complémentaires. Pour moi, une image a une dimension littéraire de la même manière qu’un texte peut regorger d’images, et j’aime explorer ces liens et ces superpositions partielles.

D’autres projets en cours ?

Yann Damezin : Oui, je travaille en ce moment sur une nouvelle bande-dessinée, en collaboration avec un ami, Reza Sahibdad. Ce sera à nouveau une biographie (l’autobiographie de Reza) mais sous une forme très différente, même si certains thèmes comme celui de l’exil et de la séparation font écho à l’histoire de Paul Wittgenstein.

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