Damien MacDonald, auteur de Doubles Jeux : « Une des idées principales que m’inspire le chevalier d’Eon, c’est cette envie d’inventer de nouveaux territoires »

Damien MacDonald © DR

De par son intrépidité, le chevalier d’Éon a su incarner – plusieurs siècles avant le nôtre – tout ce que nous chérissons aujourd’hui en termes de fluidité entre les genres, de liberté d’être soi en tout lieu, malgré les avanies et autres remugles de la haine ordinaire. C’est ce trait d’esprit qui séduisit allègrement Damien MacDonald, auteur d’un ouvrage récent inspiré par les mille et une vies du chevalier d’Éon. Entretien.

Vous avez récemment publié chez Flammarion, Doubles jeux, une bande dessinée dans laquelle vous dépeignez un portrait irisé du Chevalier d’Éon. Comment cet ouvrage est-il né ?

Damien MacDonald : L’idée de ce livre vient des Archives Diplomatiques. Lorsqu’elles m’ont contacté, elles avaient l’intention de faire une exposition sur l’histoire de la diplomatie française et se sont dit que le chevalier d’Éon pourrait en être le fil conducteur auprès des visiteurs. Dans ce cadre, les commissaires ont eu envie d’accompagner l’exposition avec une bande dessinée, que je devrais réaliser. J’ai aussitôt accepté tant j’ai trouvé surprenant et drôle qu’une institution aussi respectable et importante ait envie de mettre à l’honneur une telle figure subversive ! Avec Pauline Valade, nous avons eu accès à de nombreuses archives : les journaux du chevalier d’Éon, des lettres rédigées par les espions qui le poursuivaient, des documents du XVIIIe siècle évoquant ses missions et l’originalité de sa personne, etc. Je me suis plongé dans le projet avec beaucoup de plaisir parce que j’aime la subversion que porte ce personnage oscillant entre le masculin et le féminin.

Justement, en tant qu’artiste naviguant entre deux langues, deux cultures, deux genres que sont la bande dessinée de fiction et d’analyse, qu’est-ce que vous avez pensé personnellement du chevalier d’Éon. Qu’a-t-il éveillé en vous ?

Damien MacDonald : D’abord beaucoup d’empathie et de respect parce qu’il a su transformer les préjugés que son époque avait à l’égard du genre, il a su mettre au défi toute la société en étant un homme de lettres, un diplomate, un bretteur. Sa passion pour l’écriture de Rousseau et de William Blake, son dialogue sérieux avec Beaumarchais me l’ont rendu éminemment sympathique. Je me suis pris d’une grande compassion pour lui. Il avait un immense goût de la liberté qui ne cadrait pas avec son époque.

Dans Doubles jeux, vous proposez un récit personnel librement inspiré de son vécu et non une biographie. Quelle en est la raison ?

Damien MacDonald : C’est parce qu’il y a quelque chose de déstabilisant avec le chevalier d’Éon : lorsqu’on prend sa fiche Wikipédia et qu’on regarde le déroulé de sa vie, on a déjà un récit d’aventures avec des retournements de situation et des surprises. Beaucoup d’artistes qui se sont intéressés de près à cette figure ont souvent choisi le fil biographique, car c’est un récit de vie assez convaincant. Je ne voulais pas procéder ainsi. J’ai toujours pensé qu’il était dangereux de s’en remettre au romanesque du réel. En tant qu’artistes, il est de notre devoir de faire jaillir des idées quand on raconte une histoire. Une des idées principales que m’inspire le chevalier d’Eon, c’est cette envie d’inventer de nouveaux territoires.

Vous avez choisi comme décor de Doubles Jeux une scène de théâtre sur laquelle une troupe d’acteurs rend magnifiquement hommage aux raconteurs d’histoires, qui vivent même après leur mort grâce à leur lectorat et aux comédiens qui donnent vie aux textes qu’ils ont composés…

Damien MacDonald : En effet, la bande dessinée se passe principalement sur scène dans un théâtre parce qu’une des grandes vertus du théâtre, c’est de permettre aux morts de parler. Quand on va au théâtre aujourd’hui, on entend Shakespeare, on entend Racine, on entend Beaumarchais, on entend Molière. On entend tous les auteurs du passé qui s’expriment comme s’ils étaient vivants. Ils s’adressent à nous avec une acuité absolue sur des sujets contemporains. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’aime profondément le théâtre. Il m’a semblé également intéressant de rappeler que la grande période de libération du théâtre, le moment où tout d’un coup les théâtres ont fleuri dans Paris, c’était après la révolution française, où la liberté d’expression était immense, folle. Évidemment, c’est une liberté à relativiser puisque le théâtre représenté dans la BD est assiégé. Mais c’est à partir de cet endroit-là que j’avais envie de parler de libération de la parole, de superstition, des rapports entre théâtre et révolution.

J’ai conçu l’histoire en utilisant un système que Shakespeare aime énormément et qu’il reprend dans plusieurs de ses pièces, notamment Hamlet : un théâtre dans le théâtre.

Damien MacDonald

Malgré la censure qui guette justement les artistes comme on le voit dans le livre, à cause de ces gens qui assiègent le théâtre, qui veulent morceler la parole des comédiens présents sur scène…

Damien MacDonald : Oui, tout à fait. Je suis convaincu que quelles que soient les époques, la liberté d’expression est une gageure. Nous avons chaque jour à réinventer les outils de la liberté. C’est pour ça que le sujet historique est aussi un prétexte pour parler de notre actualité, essayer de rappeler l’importance qu’il y a à défendre la nuance, à défendre des versions qui ne sont pas catégoriques, des regards sur le monde qui sont un peu plus tendres sur cette grande scène de théâtre.

William Shakespeare, le dramaturge britannique, que vous avez cité antérieurement, concevait le monde comme un théâtre. Et vous ?

Damien MacDonald : Tout à fait. D’ailleurs, j’ai conçu l’histoire en utilisant un système que Shakespeare aime énormément et qu’il reprend dans plusieurs de ses pièces, notamment Hamlet : un théâtre dans le théâtre. Comme le chevalier d’Éon est en Grande-Bretagne pendant une grande partie de sa vie, qu’il a une attitude très théâtrale au monde, qu’il utilise la cour comme un théâtre pour jouer un personnage, essayer de faire changer les mœurs, j’ai trouvé intéressant de l’encapsuler dans ce système piqué à Shakespeare, et donc de mettre sur scène ce qui s’est déroulé dans la vie. C’est une mise en abyme qui permet au lecteur de fabriquer sa propre distance.

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À l’exemple du Rayon Invisible publié en 2024, Doubles Jeux permet d’entrevoir plusieurs de vos influences que vous convoquez habilement pour illustrer certaines situations sur scène (cf. Jeune fille allongée de François Boucher, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de Jean-Jacques François Le Barbier, Le faux miroir de Magritte…)

Damien MacDonald : Depuis quelques années, je réalise que les différents ouvrages que j’ai publiés s’amusent, tous, à jouer avec l’histoire de l’art, avec des œuvres et des artistes que j’aime bien faire apparaître. William Blake revient de manière assez obsessionnelle comme les autres figures du romantisme, que j’aime beaucoup.

Quelle période du romantisme appréciez-vous le plus ?

Damien MacDonald : Je suis un dix-neuvièmiste. C’est pourquoi ça a été intéressant de se pencher sur le XVIIIe siècle pour essayer de mieux le comprendre à travers le chevalier d’Éon et les différentes figures présentes dans le livre. Ce fut une expérience enrichissante, qui m’a permis de mieux découvrir ce siècle, et différents aspects de la personnalité de grands auteurs comme Beaumarchais et Rousseau. Les travaux de Jean Starobinski m’ont beaucoup aidé à comprendre ce siècle, il a une vision du XVIIIe siècle absolument géniale, unique.

Doubles Jeux se démarque audacieusement de vos précédentes publications, en raison d’un dessin tiraillé entre le crayonné et la couleur numérique

Damien MacDonald : J’ai toujours eu envie d’adapter mon style au sujet traité. J’aime l’idée de changer de style à chaque fois. C’est un peu risqué dans un monde où les auteurs ont besoin de se faire identifier par un style précis, du fait de la surproduction en bandes dessinées, mais je tiens à cette mutation, qui me fait énormément de bien. Pour ce livre consacré à cette figure tiraillée entre le masculin et le féminin, l’occulte et le public, j’avais très envie d’un dessin tiraillé entre le crayonné libre un peu désordonné et la couleur numérique froide, lisse. D’une certaine manière, j’ai essayé de reconstituer les tiraillements du chevalier par un tiraillement du dessin.

Quand on publie un livre, le lecteur est une créature mystérieuse qui nous échappe, il est beaucoup plus invisible.

Damien MacDonald

Comment Doubles Jeux a-t-il été accueilli ?

Damien MacDonald : C’est toujours un peu difficile de répondre à cette question. Quand on organise une exposition, on voit le visage des visiteurs. Mais quand on publie un livre, le lecteur est une créature mystérieuse qui nous échappe, il est beaucoup plus invisible. D’ailleurs, je crois aux vertus de la lecture pour cette raison simple : elle est disséminée, elle est mystérieuse, elle a sa temporalité propre, elle fonctionne très différemment de la contemplation d’une exposition. Fellini, qui était un grand passionné de bandes dessinées aimait bien cette singularité propre au médium, qu’il qualifiait de « papillon épinglé ». J’aime que le lecteur d’une BD ou généralement d’un livre ait un temps qui lui soit propre. Ça ne veut pas dire que je ne suis pas avide de retours, mais je les laisse arriver à leur rythme.

Avez-vous d’autres projets en perspective ?

Damien MacDonald : Je prépare en ce moment une exposition en partenariat avec Lucas Hureau. Elle ouvrira ses portes en avril 2026 au Musée de la Monnaie. L’exposition retracera l’histoire de la bande dessinée dans son rapport à l’argent. Je prépare également une nouvelle bande dessinée dont le scénario est presque terminé. Il est certain qu’elle tournera autour d’une figure historique.

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