« La semaine où je ne suis pas morte », poignante œuvre commune sur le mal-être adolescent

Sara del Giudice - Vincent Zabus © DR

L’adolescence n’est pas toujours une période seyante dans nos sociétés contemporaines, à fortiori lorsqu’on est une fille, incomprise, esseulée, dans une ville de province. Dans La semaine où je ne suis pas morte, le duo d’auteurs formé par la dessinatrice Sara del Giudice et le scénariste Vincent Zabus unissent leurs talents pour documenter l’un des phénomènes les plus attristants de notre époque : le mal-être adolescent. Entretien.

En collaboration avec la dessinatrice Sara del Giudice, vous avez récemment publié chez Dargaud, La semaine où je ne suis pas morte, une bande dessinée qui met en avant de nombreux sujets sociétaux (harcèlement, suicide) à travers le portrait d’une adolescente esseulée. Quelle est la genèse de ce livre ?

Vincent Zabus : Ce livre est né d’un constat. En regardant autour de moi, je me suis aperçu de la difficulté que cela pouvait être de grandir aujourd’hui dans un monde comme le nôtre avec les inquiétudes liées à l’inaction climatique et l’extrême banalisation des idées d’extrême droite. Ensuite, je me suis demandé si les jeunes pouvaient se projeter ou non dans ce climat et comment ils se projetaient. Tout est parti de ces interrogations. Comme j’écris aussi pour le théâtre, je suis souvent amené à rencontrer des ados de dix-sept et dix-huit ans. Alors, j’ai eu un échange avec eux pour tenter de trouver des réponses. Ensuite, j’ai lu des bouquins afin de mieux me projeter dans leur situation en réfléchissant sur la façon dont une jeune fille, qui a du mal à trouver sa place, pouvait vivre dans le contexte actuel.

Comment avez-vous été associée à ce projet, Sara del Giudice ?

Sara del Giudice : J’ai été contacté en 2023 par l’éditeur de Vincent Zabus chez Dargaud, qui connaissait un peu mon travail depuis la publication de Derrière le rideau. Quand il a eu le scénario de La semaine où je ne suis pas morte entre les mains, il m’a dit avoir pensé à moi pour le dessin. Il m’a rapidement envoyé le scénario pour que je puisse le lire et lui faire un retour. Ensuite, j’ai réalisé deux dessins d’essais pour voir si ceux-ci iraient bien avec l’histoire. Dès que les dessins furent approuvés par Vincent Zabus et lui, on a décidé de travailler ensemble sur ce livre qui aborde des sujets vraiment profonds, et qui provoque beaucoup d’émotions.

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Le but de ce livre n’est-il pas de sensibiliser à travers l’émotion ?

Vincent Zabus : Oui, c’est vrai que dans mes écrits, j’essaie souvent de provoquer des émotions, car j’ai l’impression que ce sont des choses qui nous rendent vivants. Quand on lit des livres, c’est grâce aux émotions qui nous traversent qu’on est marqué par une histoire, qu’on a de l’empathie pour les personnages. C’est pour cela que dans tous mes livres, je cherche à provoquer des émotions qui peuvent être positives comme le rire, mais aussi des émotions qui peuvent être bouleversantes, donner envie de pleurer, de se révolter face à une injustice.

Le livre traite effectivement de nombreux sujets révoltants, dont le harcèlement scolaire. Comment avez-vous choisi ces sujets ?

Vincent Zabus : Les sujets traités ne sont pas toujours présents au début. Pour ce livre, la première chose sur laquelle j’ai travaillé, c’est ce sentiment de ne pas être reconnue que ressent le personnage. Elle est solitaire et se sent enfermée à la fois chez elle, à l’école et dans cette ville qui n’est pas très jolie. C’est la nature qui lui apporte une respiration, un apaisement. C’est en écrivant que les autres sujets sont venus. J’essaie toujours d’avoir un équilibre et de ne pas trop penser aux sujets au début pour éviter de formater le récit. Le mieux, c’est de partir du ressenti des personnages et d’attendre que les sujets viennent d’eux-mêmes, s’imposent au fil de l’écriture. Une fois qu’ils sont là, j’essaie de les creuser, de les mettre en avant au bon moment.

Comment s’est déroulée votre collaboration ?

Vincent Zabus : Elle s’est très bien passée. On a su trouver un formidable équilibre de travail dont je suis content.

Sara del Giudice : On s’appelait parfois pour discuter du livre. Il y a aussi eu des fois où l’éditeur se joignait à nous. De mon côté, je devais envoyer cinq planches à peu près toutes les deux semaines puisque j’en réalisais généralement une tous les deux jours. Une fois les planches envoyées, nous en discutions. Vincent Zabus me faisait des retours encourageants et souvent des suggestions sur la mise en couleur, la composition des cases, la technique de dessin ou la manière de représenter la nuit. Il m’a envoyé des références picturales et des références visuelles venant de bandes dessinées qu’il avait publiées. De mon côté, je lui ai fait quelques suggestions sur le scénario et le jargon des jeunes dans le livre, qui ne correspondait pas trop, à mon sens, à la réalité. Dans les scènes où Juliette a des visions suicidaires, je lui ai proposé d’évoquer cela à travers des références à des tableaux célèbres pour que les gens puissent le comprendre, sans que ce ne soit ni trop brutal, ni trop violent. Il fallait que ce soit tout en pudeur, un caractère qui est celui de Juliette.

Vous recourez également à la peinture pour proposer tantôt une représentation impressionniste de la nature, tantôt une représentation expressionniste de l’environnement dans lequel évolue le personnage…

Vincent Zabus : Comme scénariste de bandes dessinées, j’essaie toujours d’apporter de la matière visuelle au dessinateur ou à la dessinatrice. Dans le livre, je voulais qu’il y ait une opposition entre cet aspect très terne de la ville et quelque chose de plus colorée ou on sent le bien-être de Juliette quand elle est dehors. Donc, quand Sara a commencé à dessiner, à représenter graphiquement cet extérieur, je l’ai encouragé à aller vers quelque chose de plus coloré, de plus proche de Van Gogh pour donner du poids à certaines scènes. De son côté, Sara a inclus beaucoup de choses puisqu’elle avait énormément d’idées intéressantes. Je l’ai juste encouragé à aller plus loin dans ces propositions. Je trouve intéressant qu’il y ait une dynamique pareille entre le scénariste et la dessinatrice.

Sara del Giudice : C’est vrai qu’il y a beaucoup de scènes inspirées par les tableaux de Van Gogh. Celle que j’ai beaucoup aimé dessiner, c’est la scène où Juliette arrive en haut de la falaise. On a tenté obtenir un effet inspiré à la fois du Voyageur contemplant une mer de nuages de Friedrich Caspar David et de La nuit étoilée de Van Gogh. Comme Le Voyageur contemplant une mer de nuages a l’air plutôt calme, on voulait ajouter un peu de pathos pour mettre l’accent sur le mal-être de Juliette, qui a des idées sombres à ce moment. On a donc choisi Van Gogh dont les tableaux me plaisent beaucoup. Pour ce qui est de l’expressionnisme allemand, je trouve qu’il permet de traduire en image une émotion qui ne se refléterait pas nécessairement dans le paysage alentour. Quand on est très angoissé ou très en colère, on est en proie à des émotions très fortes, on a tendance à voir le monde de manière déformé. On retrouve beaucoup cela dans l’expressionnisme allemand.

Qu’espérez-vous avec la sortie de ce livre ?

Vincent Zabus : J’aimerais qu’il soit un support intergénérationnel, un sujet de conversation sur le mal-être adolescent entre les jeunes et les adultes.

Sara del Giudice : J’espère que le livre permettra à des adolescentes et adolescents de ne pas se sentir seuls dans les situations de détresse psychologique, qu’ils comprennent qu’il y a d’autres personnes qui ont connu la même situation et qu’il est possible de s’en sortir. J’espère aussi qu’ils comprendront à quel point il est important de demander de l’aide, de compter sur les autres. Nous vivons aujourd’hui dans des sociétés où on nous apprend à ne pas faire attention à ce que les autres disent, à essayer de faire du mieux qu’on peut pour nous-mêmes. Ce mode de pensée et ce fonctionnement peuvent avoir des inconvénients. C’est important de savoir qu’on fait partie d’une société et que les autres peuvent aussi nous aider à réussir, à nous sentir moins seuls.

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