Pour sa première bande dessinée publiée en solo aux éditions Casterman, Matthieu Parciboula a su splendidement associer sa passion pour la peinture et la littérature pour créer Silence d’amour, une œuvre puissante sur la difficile et douloureuse reconstruction d’un homme après la perte d’un être cher. Entretien avec Matthieu Parciboula.
Pour débuter, je vous demande une biographie. Quel est votre parcours ?
Matthieu Parciboula : J’ai commencé le dessin dans mon village d’enfance où j’ai eu la chance à treize ans d’être l’élève de David Sala, qui donnait des cours à la médiathèque. Étant donné que j’admirais son travail et qu’il avait étudié à Émile Cohl à Lyon, nous avons beaucoup discuté ensemble. Après mon bac et une année d’études en histoire de l’art, je me suis inscrit, à mon tour, à Émile Cohl où j’ai été diplômé. Par la suite, j’ai réalisé quelques commandes, dont Le Bruit des Idées en 2016 et Prisonniers du passage en 2019. C’étaient deux projets assez différents et stimulants. Le premier était né à l’initiative du ministère de la fonction publique et visait à mettre en avant des innovations publiques en France. Le deuxième projet, réalisé chez Steinkis, est l’adaptation de la thèse de Chowra Makaremi.
Est-ce cette expérience aux côtés de David Sala qui vous a donné envie de vous lancer dans un parcours d’auteur de bandes dessinées ?
Matthieu Parciboula : Non, ce n’était pas quelque chose que j’avais absolument envie de faire, surtout professionnellement. J’ai appris le dessin parce que j’aimais le dessin, mais je ne faisais pas partie de ces gamins qui voulaient en faire leur métier. C’est vraiment ma dernière année de scolarité à Émile Cohl qui m’a décidé à mettre le pied dans l’étrier.
Comment se sont passés professionnellement vos débuts ?
Matthieu Parciboula : Ils ont été plutôt difficiles. J’ai mis un an à décrocher le contrat avec Steinkis pour illustrer Prisonniers du passage, qui a été publié en 2019. Entre ce livre et Silence d’amour, il y a eu une période creuse. J’avais essayé de développer plusieurs projets qui n’ont pas abouti. De plus, le style que j’ai utilisé dans le premier livre était en noir et blanc et assez sombre à dessiner. Or, à la fin de ce projet, j’avais envie de retourner à un dessin plus coloré, plus personnel. Il a fallu se remettre en question, trouver et peaufiner mon style, puis développer un autre projet qui a été accepté par Casterman : Silence d’amour.
Le livre n’est pas autobiographique, mais il traite d’un sujet, le deuil, qui m’habite et me fait peur depuis longtemps.
Matthieu Parciboula

Vous avez effectivement publié aux éditions Casterman en 2024, Silence d’amour, une poignante bande dessinée, qui met en scène le difficile deuil d’un homme après la disparition d’un être cher. Quelle est la genèse de ce livre ?
Matthieu Parciboula : Le livre n’est pas autobiographique, mais il traite d’un sujet, le deuil, qui m’habite et me fait peur depuis longtemps. J’ai toujours eu peur de perdre les gens que j’aime. Donc c’est un sujet que j’avais envie d’explorer. J’avais aussi envie de me servir du deuil comme prétexte pour parler d’amour, imaginer ce qui reste de l’amour une fois qu’on l’a perdu.
Cette peur du deuil est-elle liée à la perte d’un être cher ?
Matthieu Parciboula : Non, jamais ! Je n’ai jamais eu affaire à cette tristesse. C’est peut-être pour cela que j’en ai très peur. Je suis assez chanceux d’ailleurs. Autour de moi, j’ai beaucoup de personnes de mon âge qui ont déjà vécu le deuil d’un proche. Mais au-delà du deuil de la personne aimée, je voulais aussi m’interroger sur la façon dont on fait le deuil d’un projet de vie. Après la mort de Sofia, Paul ne fait pas uniquement le deuil de son grand amour, il fait aussi le deuil d’un futur, le deuil de ses rêves, de ses ambitions, de l’idée et de l’image qu’il avait du monde. Ce sont ces réflexions que je voulais absolument mettre en avant.
Pourquoi ?
Matthieu Parciboula : Au moment où je travaillais sur le livre, je faisais moi-même face à une situation de rupture, que ce soit dans ma vie privée ou dans ma vie professionnelle avec cette rupture de style. Le livre m’a aidé à faire un voyage intérieur, à aller vers autre chose.
Quelle est votre définition du deuil ?
Matthieu Parciboula : Pour moi, c’est « vivre sans » ! C’est vivre sans la personne aimée et devoir porter un souvenir. Dans certains cas, c’est être la dernière personne à porter son souvenir. On entend souvent des gens dirent qu’ils font leur deuil, mais je pense que c’est le deuil qui nous fait, c’est quelque chose qu’on doit porter, qui vient s’installer dans notre vie sans qu’on s’y attende, et qui ne s’en va jamais, à mon humble avis. C’est une modification profonde de ce qu’on est. Une perte de soi.

Il est aussi question d’amour dans ce livre…
Matthieu Parciboula : Oui, à travers le deuil, je voulais mettre en avant l’aspect fragile et éphémère de l’amour. Quand on est amoureux, on pense que plus rien ne peut nous arriver, or c’est faux. En mettant en avant cet aspect fragile de l’amour, j’ai l’impression que ça le rend encore plus précieux.
Quelle est votre définition de l’amour ?
Matthieu Parciboula : Quand j’entends le mot « amour », je ne pense pas directement au couple ou à la famille. C’est un amour universel qui me vient à l’esprit comme l’amitié, qui est la plus belle des formes d’amour, parce que désintéressée. On n’attend pas de situation de vie, ni de confort quotidien dans l’amitié. C’est quelque chose qu’on donne à autrui, sans rien attendre en retour. C’est un don de soi.
Malgré l’affliction de Paul suite à la disparition de sa compagne, vous mettez en avant beaucoup de moments agréables dans ce livre très coloré au demeurant. Comment expliquez-vous ce choix pour un récit qui parle du deuil ?
Matthieu Parciboula : Quand on pense aux livres sur le deuil, on a tendance à penser à autre chose. C’est-à-dire à des récits tristes en noir et blanc, en gris ou bleu, etc. Je voulais traiter ce sujet dans un décor solaire, presque idyllique.
Pourquoi ?
Matthieu Parciboula : Ce serait se mentir à soi-même de croire que le monde va s’adapter à votre deuil, vous êtes la seule personne à le porter. C’est ce qui se passe dans le cas de Paul. Il traverse tous ces paysages solaires et joyeux en étant vidé de l’intérieur par cette tristesse qui le ronge.

Silence d’amour a comme décor l’Italie, que vous dépeignez merveilleusement. Quels sont vos liens avec ce pays ?
Matthieu Parciboula : C’est une Italie fantasmée, celle de mes souvenirs, de mes impressions. J’ai rencontré l’Italie durant un voyage effectué après mes études. Avec mon meilleur ami, on est parti en sacs à dos pour découvrir ce pays dont je suis tombé amoureux, surtout de la ville de Naples où je retourne chaque année. Le livre a été écrit à Stromboli où j’ai vécu un moment. Ce qui me plaît en Italie, c’est d’abord le contact avec les gens. Il y a quelque chose de très humain à Naples, par exemple. La pauvreté qui règne dans la ville est d’une certaine manière compensée par l’entraide et le vivre-ensemble, qui y sont vraiment réels. Ensuite, ce sont les paysages, les odeurs, les lumières incroyables de Toscane, les sensations dans l’eau de mer.
Quels sont les textes auteurs et auteurs qui vous ont permis de vous construire intellectuellement et humainement ?

Matthieu Parciboula : Albert Camus est un auteur qui me fascine. Je relis régulièrement ses livres, notamment Les noces et Un été à Alger. Je suis complètement émerveillé de la manière qu’il a de décrire les sensations, les corps qui se plongent dans l’eau salée, l’odeur des fleurs, l’éclat du soleil, le sable brûlant et toutes ces choses qui rendent éminemment vivant ce bassin méditerranéen. Il y a Saint-Exupéry pour son humanisme et la foi qu’il a en l’être humain. Romain Gary m’a captivé avec La vie devant soi comme Stéphan Zweig, Baudelaire et Victor Hugo avec leurs œuvres respectives.
Et en bandes dessinées ?
Matthieu Parciboula : Je lisais beaucoup de BD quand j’étais enfant et adolescent (Astérix et Obélix, Titeuf), mais n’y trouvant pas ce que je cherchais dans les romans, j’ai arrêté d’en lire pendant un temps. Je suis revenu à la lecture des BD avec Blast de Manu Larcenet, qui m’a subjugué par la beauté du dessin et cette richesse qu’on retrouve dans le roman. Ensuite, j’ai découvert Pedrosa avec Portugal. C’est une figure importante, qui influence mon travail. Évidemment, il y a David Sala, que j’ai eu près de moi pendant tout ce temps. Il a été mon professeur, maintenant c’est un ami et un mentor. Il arrive toujours à se réinventer, à trouver une nouvelle technique de dessin et de mise en couleur. Quand on n’est pas dans le métier, on peut être tenté de penser que c’est quelque chose de simple de se réinventer autant, alors que ce n’est pas le cas. Lui, il le fait de manière absolument splendide. À chaque fois, je suis étonné, ravi et émerveillé par son travail.
Mon langage, c’est avant tout le dessin. Dans Silence d’amour, j’ai donc souhaité écrire peu, mais toujours juste, en essayant de trouver les assemblages de mots qui, tout en pudeur, pourraient peut-être provoquer chez le lecteur francophone une certaine émotion.
Matthieu Parciboula
Quelle relation entretenez-vous avec les langues que vous parlez ?
Matthieu Parciboula : La langue française, ma langue natale, est pour moi un endroit rassurant et réconfortant. « Mal nommer les choses, c’est ajouter un peu plus au malheur du monde » écrivait Camus. Je suis bien d’accord avec cette citation. Tomber sur le mot juste, c’est comme le réconfort d’une main posée sur notre épaule. C’est ne plus se sentir seul, et être en compagnie d’un autre être qui ressent ce qui nous habite, et le comprend. Je tiens en haute estime la littérature et la poésie pour cela, puisque je suis bien loin de pouvoir manier les mots avec l’aisance d’un écrivain.
La langue usitée dans Silence d’amour est pourtant d’une grande précision, d’une grande poésie…
Matthieu Parciboula : Mon langage, c’est avant tout le dessin. Dans Silence d’amour, j’ai donc souhaité écrire peu, mais toujours juste, en essayant de trouver les assemblages de mots qui, tout en pudeur, pourraient peut-être provoquer chez le lecteur francophone une certaine émotion. Bien évidemment, il y a quelques mots en italien, cette langue que j’ai apprise en 2017, à l’université populaire, puis sur le tas, avec des amis. C’est pour moi la langue de la vitalité, du chant, de l’impulsivité peut-être aussi. C’est une langue qui me rend plus léger et insouciant. Il m’a semblé donc nécessaire de l’introduire dans le livre. C’est d’ailleurs la langue italienne qui a uni les deux personnages, Sofia étant la traductrice italienne des romans de Paul.

Comment qualifierez-vous votre travail ?
Matthieu Parciboula : J’essaie d’exploiter la bande dessinée pour essayer de retranscrire mes questionnements personnels, qui, j’espère trouveront écho dans le cœur du lecteur. C’est un travail qui se veut aussi poétique. Je ne veux pas forcément être dans le dire, ni dans l’explication. J’aime laisser de la place à la poésie, au silence, embarquer le lecteur dans un voyage.
Et votre style ?
Matthieu Parciboula : C’est un style classique à travers lequel j’essaie d’installer une certaine poésie et certaines impressions à travers la couleur. C’est un style qui est très inspiré de la peinture impressionniste et des nabis.
Qu’est-ce que vous aimez chez les nabis et impressionnistes ?
Matthieu Parciboula : Que ce soit Vuillard, Vallotton ou Sérusier, les nabis sont des gens qui ont travaillé la couleur magnifiquement. C’est ce qui m’a d’abord plu chez eux. Ensuite, il y a la simplification des formes et cette façon qu’il ont d’intégrer les personnages dans les motifs. Chez les impressionnistes, j’ai l’impression que plutôt que de rendre compte d’un paysage, ils essaient de mettre en avant ce que ce paysage vient créer sur nous en termes de lumière, d’ambiance, d’atmosphère. Il y a quelque chose de tangible dans leurs tableaux. J’aime énormément le travail de Monet, le meilleur des impressionnistes. Ces tableaux, notamment les nymphéas, sont d’une grande beauté et d’une luminosité incroyable.

De quelles façons les nabis et les impressionnistes ont-ils influencé votre travail ?
Matthieu Parciboula : Chez les nabis, c’est le travail sur la couleur qui m’influence. Dans Silence d’amour, j’ai essayé de faire modestement ce que les impressionnistes faisaient. Plutôt que de représenter l’Italie telle qu’elle existe, j’ai peint mon ressenti, mes impressions à la fois des lieux, des couleurs, de la nature, des gens…
Quelle est votre définition de la bande dessinée ?
Matthieu Parciboula : C’est difficile de donner une seule et même définition de la bande dessinée aujourd’hui où il y a à la fois des œuvres très classiques et des œuvres novatrices, qui réinventent les codes du médium. Ce que j’aime, ce sont les romans graphiques que je définirai comme la rencontre de la littérature et du dessin. Certains diront certainement qu’on perd en littérature parce qu’il y a le dessin, d’autres diront qu’on perd en art pictural parce qu’il y a l’aspect littéraire, mais je trouve que ça crée une chimère. C’est un mélange assez intéressant, assez surprenant, qui met le dessin en mouvement. Ce que j’aime aussi, ce sont les dessins qui n’emprisonnent pas l’imaginaire, qui peuvent vous amener à réfléchir sur ce qui se passe dans le hors-champ, qui permettent à l’imaginaire du lecteur d’aller très loin…
D’ailleurs, au-delà de ce que j’ai pu dire sur leur travail, les peintres nabis et impressionnistes m’ont plu parce qu’ils avaient pour la plupart un style très poétique qui permettait à l’imaginaire de voyager, d’aller très loin. Quand vous regardez certains tableaux de Monet, de Sérusier ou de Vuillard, vous êtes obligés d’imaginer ce qu’ils essaient de vous montrer, de vous faire ressentir. Je trouve cela absolument merveilleux. C’est presque une aventure sensorielle.


La lecture d’une bande dessinée n’est-elle pas également une aventure ?
Matthieu Parciboula : La lecture d’une BD est une aventure ! Quand vous avez une bande dessinée entre les mains, il y a cette connexion qui vous relie à un autre être humain et qui fait que vous ne vous sentez pas seul. Ça, c’est merveilleux.
Quels conseils donneriez-vous à celles de ceux qui ont envie de se lancer en bande dessinée ?
Matthieu Parciboula : D’être sûr de vouloir faire de la bande dessinée avant de se lancer. C’est un métier exigeant et solitaire qui demande de la persévérance, surtout en début de carrière où on peut essuyer des refus. Mais les choses finissent toujours par fonctionner lorsqu’on est persévérant et honnête dans son travail. Il est aussi important de se remettre en question, de prendre quelques risques, de demander conseils aux confrères, aux ainés et aux professeurs pour avoir un autre regard sur son travail…

