Auréolé du Prix spécial du Jury au dernier Festival International de la bande dessinée d’Angoulême, En Territoire ennemi, titre du récit publié par Carole Lobel, est un ouvrage nécessaire pour comprendre en profondeur les mécanismes qui conduisent certains individus à adhérer aux mouvements d’extrême droite. À travers un récit de vie savamment construit, l’autrice met effectivement en exergue la mutation idéologique d’un homme dans la France contemporaine. Un homme prêt à occire sa vie de famille et les liens d’amour qui l’unissaient à sa compagne, qu’il anéantit sans scrupules. Entretien avec Carole Lobel.
Autrice et dessinatrice de bandes dessinées, vous avez récemment publié chez L’Association, En territoire ennemi, un ouvrage de fiction dans lequel vous mettez en exergue la trajectoire d’une femme, longtemps enamourée d’un militant d’extrême droite. Quelle est la genèse de ce livre ?
Carole Lobel : Cela fait maintenant dix ans que j’ai commencé à écrire cet album : j’ai tenté plusieurs approches narratives et esthétiques (peinture, fusain…), qui ne me convenaient pas. Je tournais autour de ce sujet sans avoir la force de l’embrasser complètement, sans doute tenue par la pesanteur de son propos. Un événement, en lien avec la montée de l’extrême droite en Europe, m’a mise soudainement en colère, et j’ai pu écrire en très peu de temps cette histoire.
Construit sous la forme d’un récit de vie, En territoire ennemi aborde aussi les injonctions sociétales qui pèsent sur les femmes et qui ont longtemps empêchées la protagoniste de s’émanciper de cet homme néfaste. Quelle en est la raison ?
Carole Lobel : Aborder ces questions m’a permis de donner du relief à la description de cette relation. En effet, la place des femmes, dans l’imaginaire d’extrême droite et des réseaux masculinistes, est celle de la soumission au père, au mari, au conjoint. L’analyse de la psyché du personnage masculin, Stéphane, qui petit à petit sombre dans des idées néfastes et réactionnaires, pour finir à l’extrême droite néo nazie, passe forcément par la description de son rapport au monde, et aux femmes. Le personnage de Carole, qui a vécu au début de cette relation un amour sincère, ne veut pas croire à la dérive de son compagnon, alors que de nombreux indices donnent à voir son lent basculement.
Comment percevez-vous la difficulté des femmes à se détacher de ces injonctions sociétales qui nuisent à leur bien-être social, mental et économique ?
Carole Lobel : Les jeunes femmes, comme les jeunes hommes, se retrouvent dans un bain culturel marqué par le patriarcat. C’est la confrontation à des idées féministes, ainsi que l’accès à l’éducation à la vie affective et sexuelle qui peut amener une société à être armée, dès l’enfance contre une culture de la domination.
Avec minutie, En territoire ennemi aborde également la mutation idéologique de cet homme et sa transformation physique à l’issue de quelques échecs personnels et professionnels. Cette mutation idéologique s’accompagnera d’ailleurs d’une haine à l’égard des communautés arabes, juives et noires présentes en occident. Comment l’expliquez-vous ?
Carole Lobel : La question du corps est fondamentale dans l’analyse des idées d’extrême droite. Stéphane va petit à petit cultiver un rapport à son propre corps qui va aller vers le durcissement. Il lui faut être fort, dur, comme une sorte d’armure impénétrable. Son esprit suit le même processus : ses idées sont arrêtées, il ne peut plus débattre et assène des discours immuables. Tout ce qui est fluide, changeant l’inquiète : le liquide, le changeant est associé au féminin, la rigidité au masculin. Ainsi, l’idée d’une société qui ne serait pas uniforme (c’est à dire blanche) est associée à l’idée de la dilution, et de la pénétration, qui terrifient Stéphane. Ainsi, les idéologies racistes et antisémites trouvent chez Stéphane un écho très fort : elles lui parlent de ce qu’il aimerait entendre et sans doute le rassurent.

Vous avez publié cet ouvrage à une période où les droits des femmes et des minorités ethniques et sexuelles reculent dans le monde, notamment en Europe, suite à la montée des parties et idées extrêmes droites. Une réaction ?
Carole Lobel : Avec angoisse, je constate ce que je pressentais il y a vingt ans déjà : l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir en Europe. C’est sur Internet que les activistes de l’extrême droite ont fait le plus de dégâts, en investissant les forums et en multipliant les pseudonymes pour répandre la haine. La jeunesse contemporaine, surtout masculine, a baigné, sans forcément s’en rendre compte, dans des discours réactionnaires. Elle est beaucoup plus perméable à ces idées, qui restaient marginales et moquées il y a vingt ans. Les empires médiatiques jouent également un rôle conséquent dans la banalisation des ces discours. Il suffit de regarder et de croire certaines chaînes durant une semaine pour devenir raciste. Les sorties de Trump concernant les droits des femmes et des personnes LGBT sont effrayants : il s’agit d’une guerre culturelle menée par un empire qui ne cache plus ses appétits.
Comment qualifierez-vous ce livre ?
Carole Lobel : Je dirais qu’il est le reflet d’une époque.
Quelles sont les techniques de dessin et de mises en couleur utilisées durant la réalisation de ce livre ?
Carole Lobel : J’ai travaillé au Bic quatre couleurs, un outil modeste, simple, banal. J’ai utilisé le noir, pour le trait, le rouge pour le sang, la sexualité et la violence, et le vert, qui rappelle l’armée, les costumes militaires.
Un dernier mot sur la bande dessinée ? Que peut-elle ?
Carole Lobel : La bande dessinée permet de tout raconter, comme peut le faire le roman, le cinéma, mais avec des spécificités propres : le dessin, sans passer par le moyen du texte, autorise de nombreuses figures de style, et cela, en silence. C’est une arme puissante.
